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4.88/5 (sur 8 notes)

Biographie :

Note de l’éditrice
Le numéro 81 de la revue NU(e) est un numéro spécial. C’est un essai
panoramique intitulé La grande arborescence, qui comporte un ensemble d’études
de Michael Bishop sur 17 poètes contemporaines, dont plusieurs ont été publiées
dans la revue NU(e) en particulier dans le cadre du projet POET(e)S porté par
5 universités.
BéL’auteur
Michael Bishop est né le 19 avril 1938 à Londres, il passe son enfance à
Manchester où il prépare une licence d’honneur à l’Université de Manchester avec
un séjour à l’Université de Montpellier. Randonnées dans les Pennines et le Lake
District. Séjours dans le Sussex et le Shropshire. Joue au soccer, au cricket, au
squash. Il épouse la brillante pharmacienne Anne Franklin en 1962, déménage au
Canada après avoir enseigné à King’s School, Macclesfield pendant trois ans.
Naissance à Winnipeg de ses deux filles, Nadine et Katherine. Joue au rugby.
Commence à écrire essais et poèmes. Revient en Angleterre après avoir fait une
Maîtrise à l’université du Manitoba avec une thèse sur la psychologie du comique
chez Stendal. Après une année passée à Newcastle-on-Tyne, revient au Canada où
il accepte un poste de lecturer en littérature moderne et contemporaine à Dalhousie
University tout en préparant une thèse de doctorat (‘L’univers imaginaire de Pierre
Reverdy’, dir. Roger Cardinal, lect. ext. Malcolm Bowie) de l’Université du Kent
à Cantorbéry où il passe six mois avant de reprendre son enseignement à Halifax,
Nova Scotia. Correspondance et rencontres avec de nombreux poètes et artistes en
France. Se remarie en 1982 avec la brillante woman for all seasons Colette Rose
qui a deux filles, Danai et Sophia. De longs séjours en France et en Angleterre.
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Calme



la lumière tourne
lente

c’est un jardin l’hiver
en fin d’après-midi

la maison calme





il faudrait que les mots ne fassent pas plus de bruit que les choses qu’on
les entende à peine dire la table l’herbe le verre de vin comme une
vaguelette une ride de son sur la vie silencieuse quasi rien

le frigo vibre

entre vert et jaune
la glycine hésite
pour son restant de feuilles

tout se tient
et tremble

p.38

/Antoine EMAZ (1955-03/03/2019)
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Revue NU(e)
11Ne demeure que ce que Vénus appelle,
dans Les ombres et leurs cris, où le titre même est éloquent, ‘l’écho de l’écho’
(OC, 66), ce ‘vent [que déclamaient les mots]’, lit-on ailleurs (ML, 117), ce
minimum représentationnel pointant le doigt vers ce qui est. Et, dans un beau
poème de Basse enfance, elle ‘m[et] en garde contre l’irascibilité des mots et leur
entêtement à s’enchaîner pour barrer la voie à l’indicible’ (AP, 50). Et, venant
aggraver ce sentiment d’une improbable ‘crédibilité’ (cf. Orties, ML, 37) au cœur des mots que chaque grand.e écrivain.e peut connaître, celui aussi de
l’impermanence, cette mort que l’œuvre de Vénus traque infatigablement venant
envahir, affirme-t-elle, lucide, sans illusion, ‘la page [qui, bientôt,] cessera d’être
et la main qui écrit [qui] sera buée sur le miroir’ (LS, 23), tout ce qui est n’étant
que ‘ce qui se dit et s’oublie’, souligne-t-elle dans la même suite (LS, 13). Terrible,
en effet, peut s’avérer à certains moments ce sentiment de la relativité, de la quasi
totale futilité de la parole, poétique ou autre. Là encore, Le livre des suppliques est
effroyablement et si ironiquement éloquent :
Tu guettes l’instant où le crépuscule se faufile jusqu’à ta table pour noter ses
élucubrations
Poussière sur poussière les mots qu’il te dicte
la déception écrase tes épaules
pour quelle raison t’a-t-on convoqué au monde si tes doigts diluent les
messages qui te sont destinés
Affalé sur la page soudain obscurcie
tu te dis : Écrire est une invention d’alphabet atteint de surdité
les mots ne crient pas quand prend fin l’homme qui écrit (LS, 36)
Tant de vers dans cette œuvre pourtant si richement emblématique et si
ironiquement évocatrice qui se plaignent de l’inutilité de nos gestes face aux
absurdités, horreurs et perversités qui abondent. Inutilité de ‘rapiécer les corps
déchirés’ (LS, 47), inutilité ‘d’appeler le noyer à rentrer avant la nuit’ (GE, 60),
‘inutiles la terre retournée les trous que tu ne cesses de creuser’ (LS, 66). La parole
poétique risque ainsi, dirait-on, de ne devenir que supplique, imploration, pure
prière privée de sa créativité, de son poïein, ‘les mots [mourant] d’une insuffisance
d’écriture depuis que l’alphabet est un ramassis de sons’ (LS, 102). Un cri dans le
désert. Une prière à laquelle ‘les anges analphabètes font la sourde oreille’, lit-on
dans Elle dit (ED, 58).
Mais, si le poème risque de ne paraître, comme tant d’autres actions
humaines, bonnes ou mauvaises, que ce que ce dernier livre nomme une ‘stratégie
d’occuper l’espace avec le rien’ (ED, 13), nous n’oublierons jamais, comme dit
Jacques Derrida à propos du geste, de l’œuvre, d’Hélène Cixous, que ceux-ci ne
cessent de se fonder sur une ontologie vigoureusement ‘pour-la-vie’. Crier-écrire :
le geste de celle qui ne cesse d’étreindre, de ne jamais fuir, les vivant de la façon la
plus intimement passionnée, les défis du contradictoire, du paradoxal, du répulsif, du désespérant. Et, pour ce faire, Vénus Khoury-Ghata, cherche, au cœur même
des génocides et autres ‘malédictions’ qui aveuglent et dépossèdent, ce minimum
d’’apaisement’ disparu au moment de la mort de son époux (cf. AP, 8) ; cette
compassion, cette tendresse, cette revigoration de son être et de son dire. Elle dit,
et elle ne s’arrêtera pas de dire. Elle choisit de ‘marche[r] à l’oblique d[‘elle-
]même’ (OC, 50), de nager, être et écrire ‘au large en [elle]-même’, comme lui
aurait suggéré sa mère (OC, 50). Et replongeant dans une langue puisant profond
dans les arabesques et subtilités de l’arabe, trouve cette inimitable résonance qui
lui est propre et qui permet de ‘raisonner’ (résonner), comme écrit Vénus dans Le
livre des suppliques, en ‘bouscul[ant] l’ordre tribal des mots’ (LS, 34).
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Revue NU(e)
12
Ce qui exige courage et imagination, cette ‘résistance’ que Jean-Luc Nancy
voit au sein du poétique, et une incomparable inventivité, l’énergie de la caresse et
une raillerie tantôt souriante, tantôt sardonique. Oui, dire, comme Vénus KhouryGhata envisage cet acte, exige une vision qui saura percer les denses voiles de la
douleur qui aveuglent. C’est un geste, une geste, qui persiste à voir une beauté
résiduelle qui inhère à la terre et à ses enfants au sein même des terreurs qui pèsent
si lourdement ; un acte, une geste, qui osera soulever, promettre ce que Vénus
appelle, dans Au nom du jasmin, des ‘court[s] laps de bonheur’ (AP, 8) malgré le
désespoir qui ne cesse de menacer. En un mot, un dire qui a quelque chose de ce
qu’Yves Bonnefoy nomme, parlant de l’œuvre de Piero, une ‘stratégie de
l’énigme’, une façon de dire un chaos presque apocalyptique tout en en offrant le
revers, la face secrète, ce chant, ce ‘répons’, comme je l’ai appelé, qui, en fin de
compte, donne à l’œuvre toute sa force exceptionnelle. Et c’est ainsi que je
conclurai ces quelques pages en évoquant la pertinence et le caractère de deux
éléments de la force de ce chant à la fois manifeste et subversif.
L’élément de l’arsenal stylistico-expressif de Vénus Khoury-Ghata qui frappe
le plus souvent, c’est sans doute le mode richement et si diversement
métaphorisant qu’elle porte comme son propre gant. Il y a au cœur de cette
stratégie, qui, d’ailleurs, semble instinctive, comme si c’était sa langue maternelle,
ce merveilleux si cher aux surréalistes, mais un surréel ajusté en fonction de
l’impératif de sa vision critique du monde de l’humain. Le poème Jetés sans
ponctuation sans majuscules que, par exemple, nous lisons dans Le livre des
suppliques (LS, 84) nous plonge dans cet entre-deux où convergent magie et
horreur, beauté de ce que l’enfant et la mère pourraient vivre et désastre d’un réel
qui la défigure. Le poème Défaire la mère, de la suite Où vont les arbres (LM,
169), tout en évoquant la double abomination de la déconstruction de la femme et
de sa réingénierie, sa terrible refabrication, réussit à exprimer l’ironie du miracle
féminin, ici dévasté, exproprié : sa beauté physique, sa douceur maternelle, son sourire naturel, rendus invisibles, mais redevenus présents. Le poème nous offre
cette dernière strophe :
Suspendue à un clou
Ses jambes s’écartant et se refermant aux claquements de la porte
nous nourrirons la mère de pommes et de noix
la marierons
son effigie donnera naissance à de bons enfants
Les tensions du métaphorique, comme on voit ici, sont toujours palpables. Elles
rendent flagrant l’écart entre le désiré, le rêvé, et l’impact de tout ce qui peut les
écraser, mais ceci tout en montrant la force de la voix qui dit, qui proteste, qui
chante et ne cesse de dessiner le visage du beau, de l’autre, du possible. Le
métaphorique transforme, transfigure, permet de voir ce que l’on ne peut voir
autrement que par le biais d’une réinvention, d’une refiguration, d’un
ressaisissement réappropriant. Ce geste peut trouver des ailes plus légères, comme
dans la belle suite Les sept brins de chèvrefeuille de la sagesse qui clôt le recueil
Elle dit, mais même ici l’imagination garde, comme disait Reverdy, ‘un pied sur
terre’ – une ‘justesse’, disait-il aussi, et, dans le cas de Vénus, une justice – la
terre, précisément, des contradictions que mime de manière si hétérogène et subtile
la parole de Vénus.
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Jean Genet – Le condamné à mort (1942)


Sur mon cou sans armure et sans haine, mon cou
Que ma main plus légère et grave qu’une veuve
Effleure sous mon col, sans que ton cœur s’émeuve,
Laisse tes dents poser leur sourire de loup.

Ô viens mon beau soleil, ô viens ma nuit d’Espagne,
Arrive dans mes yeux qui seront morts demain.
Arrive, ouvre ma porte, apporte-moi ta main,
Mène-moi loin d’ici battre notre campagne.

Le ciel peut s’éveiller, les étoiles fleurir,
Ni les fleurs soupirer, et des prés l’herbe noire
Accueillir la rosée où le matin va boire,
Le clocher peut sonner : moi seul je vais mourir.

Ô viens mon ciel de rose, ô ma corbeille blonde !
Visite dans sa nuit ton condamné à mort.
Arrache-toi la chair, tue, escalade, mords,
Mais viens ! Pose ta joue contre ma tête ronde.

Nous n’avions pas fini de nous parler d’amour.
Nous n’avions pas fini de fumer nos gitanes.
On peut se demander pourquoi les cours condamnent
Un assassin si beau qu’il fait pâlir le jour.

Amour viens sur ma bouche ! Amour ouvre tes portes !
Traverse les couloirs, descends, marche léger,
Vole dans l’escalier, plus souple qu’un berger,
Plus soutenu par l’air qu’un vol de feuilles mortes.

Ô Traverse les murs ; s’il le faut marche au bord
Des toits, des océans ; couvre-toi de lumière,
Use de la menace, use de la prière,
Mais viens, ô ma frégate, une heure avant ma mort.

***
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Revue NU(e)
13
Partout les rapports de l’humain aux choses se trouvent bousculés par le
métaphorique, le sujet métamorphosé en objet, l’objet en sujet, ce qui correspond
si subtilement aux instables et si vite déshumanisées réalités de la mort, de la
guerre, des ‘dépeupleurs’, des idéologues, tout en donnant aux arbres, aux fleurs,
aux pierres, aux oiseaux, aux humbles choses de la terre, aux ‘choses du simple’
disait Bonnefoy, quelque chose de la beauté, de la haute valeur qu’elles savent
offrir à l’humanité ayant retrouvé sa vraie et, peut-être, malgré les apparences,
inaliénable sagesse. On lira le poème 113 des Ombres et leurs cris pour s’en
convaincre :

Dans le pays où les livres marchent
où les hommes se feuillettent
Et où les nuages s’essuient la bouche dans la jupe des fleurs
Seules les pierres savent écrire
Elles équarrissent les mots
Font le joint avec le ciment des traits d’union
Assises en tailleur sur les lèvres des seuils
J’ajouterai, car ce poème s’y prête, que le métaphorique chez Vénus KhouryGhata se présente souvent sous la forme de ce que René Char appelait ‘l’obscur’,
ce que Bonnefoy considérait, je l’ai déjà noté, comme un des modes de ‘la
stratégie de l’énigme’, et que William Empson décrivait, à son tour, comme une
des ‘machinations de l’ambigu [qui] sont au cœur de la poésie’.
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Revue NU(e)
10
Rendre justice, ce n’est pas simplement, honorer les
qualités du disparu ou de la disparue, c’est, en quelque sorte, libérer la voix de
l’autre, tout comme la sienne, ‘romp[re] en toi, lit-on dans Les ombres et les cris,
les digues du silence / afin que déferle ce cri prisonnier de ta peau / je t’habite’
(OC, 91) – et, comme ces derniers mots le suggèrent, une telle libération implique
un échange des plus intimes, tout comme, simultanément, la double ‘habitation
poétique’ rêvée, celle de l’autre et du moi inscrivant. Et, dans un monde qui, si
souvent, donne l’impression ou de vouloir écarter, ou d’être incapable d’imaginer
le poétique – le poïein, le créer, c’est-à-dire, le possible, le vrai, l’authentique –
libérer devient aussi ce geste qui, quelque part, lave et nettoie l’esprit, rétablit
l’improbable comme la possibilité, comme on lit dans Fable pour un peuple
d’argile, de ‘mieux redessiner le cercle parfait de l’univers’ (AP, 62). Geste,
d’ailleurs, et j’insiste sur sa haute pertinence, qui est celui de cette compassion,
cette tendresse, cette caresse, épuisante, oblique, pénible, résolue, essentielle, qui
ne cesse jamais de dynamiser et motiver la poétique qui sous-tend toute l’œuvre de
Vénus Khoury-Ghata. Mais, au sein des disparitions, réductions et destructions qui assaillent et
chagrinent, persiste le doute face à l’entreprise poétique. Son comment et son
pourquoi ne cessent d’être interrogés. ‘Avec quel crayon, demande la poète dans
Gens de l’eau, écrire un cri avec quelle encre dessiner la peur’ (GE, 83). ‘Quel
nom donner, persiste l’autointerrogation de l’auteure, à ceux qui déterrent les
tablettes d’argile / et à ceux qui remplissent les barques de futurs naufragés’
(GE, 98). ‘Comment te réécrire démantelé que tu es’, lit-on dans Le livre des
suppliques (LS, 34), où Vénus exprime sa consternation devant l’instabilité du
monde, demandant ‘quel nom donner à la chose qui change sans cesse d’apparence
/ Tantôt tache d’humidité sur les pavés tantôt cercle lumineux qui se déplace sans
raison’ (LS, 71). Ou, dans le même livre, elle constate à quel point le vertige se
généralise, s’écriant ‘comment recenser les points cardinaux quand la terre ne
cesse de bouger’ (LS, 77). On pense à l’exclamation angoissée de Philippe
Jaccottet face à la non-coïncidence du mot sang et du sang de la souffrance et de la
mort, ce sentiment de culpabilité, d’impuissance sachant que ce gouffre reste
impossible à combler et qu’il faut s’y faire. Ne demeure que ce que Vénus appelle,
dans Les ombres et leurs cris, où le titre même est éloquent, ‘l’écho de l’écho’
(OC, 66), ce ‘vent [que déclamaient les mots]’, lit-on ailleurs (ML, 117), ce
minimum représentationnel pointant le doigt vers ce qui est. Et, dans un beau
poème de Basse enfance, elle ‘m[et] en garde contre l’irascibilité des mots et leur
entêtement à s’enchaîner pour barrer la voie à l’indicible’ (AP, 50). Et, venant
aggraver ce sentiment d’une improbable ‘crédibilité’ (cf. Orties, ML, 37) au cœur des mots que chaque grand.e écrivain.e peut connaître, celui aussi de
l’impermanence, cette mort que l’œuvre de Vénus traque infatigablement venant
envahir, affirme-t-elle, lucide, sans illusion, ‘la page [qui, bientôt,] cessera d’être
et la main qui écrit [qui] sera buée sur le miroir’ (LS, 23), tout ce qui est n’étant
que ‘ce qui se dit et s’oublie’, souligne-t-elle dans la même suite (LS, 13). Terrible,
en effet, peut s’avérer à certains moments ce sentiment de la relativité, de la quasi
totale futilité de la parole, poétique ou autre.
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Revue NU(e)
8Vénus Khoury-Ghata :
applaudissant les herbes surgissant du goudron

malgré l’impuissance et le leurre
des mots, malgré l’inutilité
Béatrice Bonhomme
*
En la fraude et la force,
n’aie aucune confiance
Mary Sidney
Comment concevoir cette poésie, si riche, si intense, si implacablement
centrée sur un vécu si cruel, qui exige sans cesse, comme on lit dans Le livre des
suppliques, que son auteure ‘veille à ce que ton âme / ne manque pas de mots’
(LS, 7) ? Dans quelle optique lire, en savourer la délicatesse tout en en pleurant
silencieusement l’expérience qui les sous-tend, toutes ces ‘fables’, ces dires et
‘cris’, ‘monologues’ et dialogues, ‘suppliques’ et ‘voix’, ‘alphabets’ et ‘versions’,
questions et ‘mots’ ? Manque ici ce que l’on peut appeler un pur et clair lyrisme, là
où l’emporte un manifeste sentimentalisme ou la louange des grandes odes. Il n’y
a rien non plus de ludique dans ce monde des pertes et des angoisses, même si tous
les poèmes de Vénus Khoury-Ghata déploient un esprit vif, souvent ironique et
même parfois tendrement humoristique. Le réalisme est aussi bien loin de
s’imposer, tel qu’on le conçoit si souvent, sec, précis, désambiguïsé, car nous nous
trouvons plongés dans une œuvre poétique qui préfère les touches de l’oblique, de
l’infléchi, du sinueux pour puiser, cependant, et si finement, dans les intensités
d’un intime vécu : atrocités d’une guerre civile, mort du bien-aimé époux, cruauté
du père envers le frère. S’absente également, pourtant, toute trace d’un hermétisme
autoprotecteur car il ne s’agit jamais d’éluder ce qui est, de se cacher, d’oublier,
s’oublier derrière les voiles de l’ésotérique : là encore, lire Le monologue du mort
ou Gens de l’eau nous rend hyperconscients de l’impossibilité de toute fuite
auctoriale face aux complexités de l’existence.Et, si les lecteurs-lectrices des Mots
n’étaient pas des loups ou de Compassion des pierres sont partout sensibles aux subtilités de l’adresse strictement textuelle, expressive du poème, reste que l’on
comprend également, et tout de suite, que l’esthétique ne cherche jamais à imposer
son au-delà, la forme épousant si intimement la force de son fond, ne profitant que
discrètement des élégances et séductions de la musique et s’inclinant plutôt devant
la manifeste urgence d’une émotion et de son sens. Ce qui ne pousse jamais cette
poésie à plonger dans le maelström d’un expérimentalisme ; domine partout
l’expérience, viscérale, obsédante, ontologiquement centrale, l’expérientiel ne
voyant pas la nécessité de se perdre dans les dédales d’une aventure purement
secondaire, modale, structurelle où risquerait de disparaître la voix spontanément
surgissante, authentique qui veut se libérer. Et j’ajouterais que ceci explique
pourquoi la poésie de Vénus Khoury-Ghata n’appartient à aucune école, ne repose
sur aucune théorisation de son acte, en ceci, du reste – j’en ai parlé ailleurs –
comme beaucoup des grandes poètes-femmes modernes et contemporaines. Tout
fondement conceptuel ne reste ainsi que puissamment implicite dans le poème
même qui, refusant de l’articuler discursivement, l’enterre, consciemment ou
instinctivement, dans le petit monument de l’âme qu’il génère.
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Revue NU(e)
14
Si stratégie il y a,
je dirais, pourtant, qu’elle est, ici et partout dans cette œuvre qui a l’air de jaillir
d’une nécessité viscérale, de l’ordre de l’intuitif, de l’instinctuel, refusant de
planifier, d’orchestrer les effets qu’elle déplie, (sur)naturels, spontanément
magiques. Nombreux les poèmes, en effet, qui puisent dans un fantastique
ruisselant de la pluie du réel, un phantasmagorique juste, un obscur baigné de
palpable lumière, un ambigu délicatement ancré dans le familier, le bien-aimé
d’une profonde expérience des choses du monde et ne cherchant qu’à caresser
l’absent, le défiguré, le meurtri, le brisé. Le poème La chauve-souris suspendue,
de la suite éponyme de Gens de l’eau (GE, 61) ou, logé au cœur des Dépeupleurs,
le poème Je t’écris parce que tu ne sais pas lire (GE, 89) – de tels poèmes
resteront toujours exemplaires de cette manière d’un métaphorique si
particulièrement, si sensiblement articulé où la ‘résonance’ du poétique, dirait
Nancy, ne cesse de se faire sentir.
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Revue NU(e)
14
Si stratégie il y a,
je dirais, pourtant, qu’elle est, ici et partout dans cette œuvre qui a l’air de jaillir
d’une nécessité viscérale, de l’ordre de l’intuitif, de l’instinctuel, refusant de
planifier, d’orchestrer les effets qu’elle déplie, (sur)naturels, spontanément
magiques. Nombreux les poèmes, en effet, qui puisent dans un fantastique
ruisselant de la pluie du réel, un phantasmagorique juste, un obscur baigné de
palpable lumière, un ambigu délicatement ancré dans le familier, le bien-aimé
d’une profonde expérience des choses du monde et ne cherchant qu’à caresser
l’absent, le défiguré, le meurtri, le brisé. Le poème La chauve-souris suspendue,
de la suite éponyme de Gens de l’eau (GE, 61) ou, logé au cœur des Dépeupleurs,
le poème Je t’écris parce que tu ne sais pas lire (GE, 89) – de tels poèmes
resteront toujours exemplaires de cette manière d’un métaphorique si
particulièrement, si sensiblement articulé où la ‘résonance’ du poétique, dirait
Nancy, ne cesse de se faire sentir.
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Revue NU(e)
5
Si les
grandes réclamations, celles d’Annie Leclerc ou de Gisèle Halimi, par exemple,
contre un phallocentrisme dévalorisant le travail de la mère et la sensibilité qui
peut la motiver dans les tâches qu’elle assume, ou pire, menant à des violences
sexuelles ou autres insuffisamment criminalisées contre la femme – si de telles
questions concernent nécessairement dans leur vie personnelle toutes les poètes
dont je parle, tout comme chaque homme digne de son humanité, le poème est
rarement conçu comme le site d’une protestation ou attaque frontale, ses ambitions
se révélant presque toujours d’une grande et subtile complexité éthique et
spirituelle, fuyant la flagrance de l’intention et de l’argument. L’acte de présence,
de prise de possession de sa propre présence au monde que représente l’écriture
aux yeux d’Hélène Cixous, intiment liée à ce que Bérénice Levet nomme
‘l’enveloppe charnelle’, voici plutôt la perspective selon laquelle ces grandes
urgences socio-politiques sont digérées dans un geste d’attention à la fois plus
vaste et intimement surgissant dans son inimitable particularité quoique frôlant ce
têtu indicible au sein du dire. Geste d’attention qui sait embrasser les incessantes et
mouvantes intrications de l’esprit capable de vivre, sentir, inscrire simultanément
la beauté d’une aile d’abeille, le choc d’un corps saignant, la caresse mentale ou
sensuelle des lèvres aimées ou désirées, un sentiment d’impuissance ou de futilité,
le bruit du vent dans les hauts fûts, la générosité d’un inconnu, le besoin de rire ou
pleurer où rien ne semble le justifier, toute la gamme du quotidien imbriqué
inséparablement dans l’onirique, l’imaginaire, le phantasmatique.
Si, d’ailleurs, le rêve d’un modèle de poétique féminine englobante,
harmonisée, que caressent certaines critiques féministes comme Joséphine
Donovan, semblerait ainsi difficile à concrétiser dans une lecture théorisante de
l’ensemble des œuvres analysées ici – j’y reviendrai dans ma conclusion – c’est
non seulement à cause des particularités de ce geste d’attention braqué par chaque
voix de femme sur son vécu, c’est aussi parce que chaque voix n’est jamais fixe,
stable, étant intrinsèquement mouvance, devenir, vaste et inlassable continuité de
ce que Derrida appelle les à jamais jaillissants ‘restes’ de ce qui est pensé, senti,
articulé.
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