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Citation de hcdahlem


(Les premières pages du livre)
Robert Simon quitta l’appartement dans lequel il vivait avec la veuve de guerre Martha Pohl, à quatre heures et demie, un lundi matin. C’était la fin de l’été 1966, Simon avait trente et un an. Il avait petit-déjeuné seul – deux œufs, du pain beurré, du café noir. La veuve dormait encore. Il l’avait entendue ronfloter dans la chambre. Il aimait bien ce bruit, ça l’émouvait curieusement, et il jetait quelquefois un œil par la porte entrebâillée, dans l’obscurité où palpitaient les narines grandes ouvertes de la vieille femme.
Dehors le vent lui fouetta le visage. Quand il venait du sud, il charriait la puanteur du marché, un relent d’ordures et de fruits pourris, mais ce jour-là le vent venait de l’ouest, l’air était pur et frais. Simon longea le grand bloc gris des retraités du tramway, la tôlerie Schneeweis & fils, et une rangée de petites boutiques qui, toutes, à cette heure, étaient encore fermées. Il gagna la Leopoldsgasse par la Malzgasse, et après avoir traversé la Schiffamtsgasse, atteignit la petite Haidgasse. Au coin de la ruelle, il s’arrêta pour jeter un coup d’œil à la salle de l’ancien café du marché. Il colla son front à la vitre et scruta l’intérieur en plissant les yeux. Les tables et les chaises étaient empilées devant le grand comptoir sombre. La couleur du papier peint avait passé, et à certains endroits il se gondolait. On aurait dit que les murs avaient des visages. Ils ont besoin d’air, se dit Simon. Il faudra laisser les fenêtres ouvertes quelques jours avant de commencer à peindre. L’humidité, la poussière, les vieux fantômes. Il se détacha de la vitre, se retourna et traversa la rue qui le séparait du marché, où Johannes Berg levait à grand fracas le rideau métallique de sa boucherie
« Bonjour, dit le boucher, tu peux me hacher quelques blocs de glace, si tu veux.
– J’ai assez à faire avec les légumes, dit Simon, dix-neuf caisses de rutabagas. »
Le boucher haussa les épaules et entreprit de baisser son store à la manivelle. Il transpirait, sa nuque luisait dans le soleil matinal. « Si tu veux, je te graisserai les charnières tout à l’heure, dit Simon.
– Ça, je peux le faire tout seul.
– L’hiver dernier tu les as graissées avec du saindoux rance. Au printemps ça empestait jusqu’au Prater.
– Ce n’était pas du saindoux, c’était de la graisse qui me restait.
– Tu me le dis, si tu veux un coup de main. Je peux le faire tout à l’heure. Ça ne prendra pas longtemps.
– D’accord », dit le boucher. Il décrocha la manivelle, la posa à côté de la porte et passa ses mains sur son tablier maculé de sang. La lumière tamisée de la toile rouge à rayures blanches estompait doucement ses traits. « La journée va être belle, dit-il. Beaucoup de soleil mais pas trop chaude.
– Pour sûr, dit Simon. À tout à l’heure. »
C’était un homme sec, aux bras nerveux et aux longues jambes minces. Son visage était tanné par le travail en plein air, ses cheveux blond cendré retombaient en désordre sur son front. Ses mains étaient grandes, constellées de cicatrices à force de manipuler des caisses de bois rêche. Ses yeux étaient bleus. La seule chose qui fût vraiment belle chez lui.
Il marchait plus lentement que d’habitude, et beaucoup de commerçants levaient la main ou lui lançaient un mot aimable. Cela faisait sept ans qu’il était sur le marché, mais aujourd’hui c’était son dernier jour, et ils le suivaient des yeux, sans bien savoir s’ils devaient s’en attrister ou se réjouir pour lui.
Il alla au point de chargement hisser sur son épaule des caisses de rutabagas et d’oignons et les porta au stand de fruits et légumes de Navracek. Il coupa le vert des oignons et les germes des pommes de terre, retourna le tas de bois de chauffage pour l’empêcher de moisir et empila les palettes vides. Chez le poissonnier, il nettoya les écailles, les mucosités et le sang des bacs de glace. Il fourra la glace souillée et les têtes aux yeux globuleux et aux gueules béantes dans un sac qu’il porta aux ordures. Puis il passa au stand des jouets avec les autos de bois et les petits manèges de fer colorés et ponça la rouille du gratte-boue. Son travail lui avait toujours plu : la variété, l’effort physique, l’argent de la journée qui tintait dans ses poches le soir. Il aimait l’air clair et froid de l’hiver, et la chaleur de l’été, qui amollissait l’asphalte où s’enfonçaient les capsules de bière, il aimait les voix enrouées des marchands, qui se couvraient les unes les autres, et l’idée de n’être qu’un petit rouage d’un immense organisme, bruyant, palpitant.
Avant la fin du marché il revint à la boucherie. Il s’était procuré un pot de graisse chez le quincailler pour lubrifier les charnières du store. Il plongeait un doigt dans la graisse et la répartissait sur les charnières et le pas de la vis de réglage. Il travaillait minutieusement, les doigts douloureux à force de tripoter la vis.
« Tu vas finir par m’user le fer à frotter comme ça », dit le boucher. Il prit une bourse dans le tiroir à couteaux et en extirpa gauchement un billet.
« Laisse », dit Simon.
Le boucher haussa les épaules et rempocha son argent.
« Tu reviens quand tu veux, dit-il. Pour quelqu’un comme toi, il y a toujours du travail.
– Merci.
– En tout cas je te souhaite bonne chance. Mais de toute manière on va se revoir.
– Oui, dit Simon. À bientôt. »
Ce soir-là, il ne rentra pas par le chemin habituel. Il suivit les ruelles de Leopoldstadt jusqu’à la Praterstrasse et la Vorgartenstrasse et gagna le Danube, où péniches et chalands émergeaient de l’ombre du Reichsbrücke et remontaient le fleuve dans la lumière irisée du couchant. Sur la rive, à la hauteur de l’ancienne usine de construction mécanique, il se mit à courir. Il courait sur le chemin de terre, longeant des blocs de béton géants, des fosses de débris de verre, des tas de ferraille et des grilles de fer rouillées. Du bois flotté et des cartons gonflés d’eau clapotaient le long des berges. Les mouettes rieuses glapissaient au-dessus de lui, et sur la rive nord, au-dessus de la plaine du Danube, planaient les cerfs-volants des enfants des faubourgs, minuscules taches de couleur dans le ciel. Il courait, haletant, la bouche ouverte, les bras ballants. La sueur lui coulait sur la figure, dans sa gorge il sentait battre son cœur. Clignant des yeux dans le soleil, il voyait le café avec sa salle poussiéreuse, les tables et les chaises dans la pénombre, les visages sur le papier des murs, et poursuivant sa course sur le chemin cahoteux, les poumons en feu, passant sous le Augartenbrücke, dévalant un talus lessivé par les eaux, foulant la caillasse brûlante qui cliquetait sous ses pieds, dépassant des joncs noirs et les épineux où voletaient des lambeaux de papier, il se disait qu’il pourrait continuer à courir indéfiniment, sans jamais s’arrêter.
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