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Critiques de Saleh Diab (10)
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Poésie syrienne contemporaine

Il est des livres qui brusquement nous éclairent : on ne se doutait pas, avant leur surgissement, à quel point nous étions démunis et ignorants de tout un pan de ce qui requiert cependant toute notre attention. Poésie syrienne contemporaine, anthologie bilingue élaborée par le poète Saleh Diab et proposée au Castor Astral, est de ceux-là. Grâce à lui, nous voilà tout d'un coup plus riches.



Il y a certes un apparent paradoxe à s'interroger aujourd'hui sur les poètes d'un pays en train de disparaître en tant que pays. A l'instar d'André Frénaud, au lendemain de la seconde guerre mondiale, la question alors posée : Où est mon pays ? - et la réponse : C'est dans le poème… pourraient l'une et l'autre être légitimement reprises. Dans le même esprit, la présentation de Salah Diab s'ouvre par une question à la fois plus simple et plus désarmante : Qu'est-ce qu'un poète syrien ?, tant la notion de Syrie est devenue difficile à cerner : l'identité syrienne fabriquée par les Français ne s'est jamais inscrite dans l'imaginaire de la population de la Syrie des années 1947 - 2012, et la tragédie que chaque jour vit actuellement ce pays rend son identité encore plus incertaine.

Dès lors, où est la poésie d'un pays que la plupart des poètes ont fui, dispersés qu'ils sont hors des frontières ? On ne la reconnaîtra pas à la langue puisque ces poètes écrivent en langue arabe, commune à bien d'autres, étant entendu que la poésie écrite dans les langues kurdes et arméniennes (pas assez moderne ? pas assez syrienne ?), aussi bien dans le dialecte syrien, n'entre pas dans le cadre de cette anthologie-là où en définitive seront pris en considération les poètes nés d'un père et d'une mère nés ou ayant vécu sur le territoire de la Syrie de l'Indépendance (1947 – 2012) et d'expression arabe.

Ce qu'illustre à l'évidence la succession de pièces poétiques présentées dans un ordre chronologique bien venu, de Khayr Ad-din Al-'Asadi à Saleh Diab lui-même (ce qui malgré tout pose question, comme à chaque fois qu'un anthologiste inclut son oeuvre propre dans l'anthologie qu'il propose. Et pourquoi à cette dernière place : par modestie ou comme ultime étape de l'évolution racontée ?), c'est la lente libération du modèle classique et de ses contraintes, et l'évolution d'un art vers sa modernité, ce, à travers deux étapes, celle de l'apparition de la poésie libre, puis celle du poème en prose, termes qui recouvrent des notions différentes en français et en arabe, à bon escient nous avertit l'auteur.

Et il est vrai que le lecteur français retrouve en fin de volume, chez les auteurs les plus jeunes, des poèmes qui par la forme et l'inspiration se rapprochent de ce qui lui est donné à lire d'ordinaire, qui témoigne du monde tel que chacun le perçoit au quotidien. Ainsi des poèmes de Luqman Dayraki, de Riyad As-Salih Husayn (qui a le tort, par rapport aux contraintes de cette chronique, d'écrire de longs poèmes, mais le titre de ses recueils témoignent à lui seul du poète qu'il est : Effondrement de la circulation sanguine, ou Simple comme l'eau, clair comme une balle de revolver), de Nûri al Al-Jarrâh :



Dans un train



La sirène s'est déclenchée

annonce la fin des jours et des nuits

puis le contrôleur est apparu au bout de l'allée

avec ses bottes et son fusil

il a parcouru tous les compartiments

puis on a entendu le fracas des balles

les curieux

qui nous ont devancés ont vu du sang

qui coulait

sous les portes

et brillait

dans la lumière pâle

(Londres – automne 1987)



et finalement Saleh Diab :



Broderie



Nous avons un pays

nous y avons laissé nos amis

se recueillir autour des chagrins

songer à la neige

pour blanchir les hauteurs de leur solitude

que faire

sous un ciel étranger

à part écouter l'oubli

broder nos années

comme la dentelle

pâtir de nos regrets

à l'air libre

tarir

en lisant des livres
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Poésie syrienne contemporaine

C’est foisonnant, c’est réellement foisonnant et c’est très beau. L’édition est bilingue bien qu’à part le plaisir de la calligraphie je n’ai pas plus eu d’utilisation de la partie en langue originale.



Ce qui m’a beaucoup plu, en plus des poèmes bien sûr, ce sont ces petites biographies, tout de même très complètes, qui ouvrent chaque recueil. Car oui, on peut considéré qu’il y a un recueil par auteur, permettant de donner une idée de son talent par un panel de textes choisis.
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Poésie syrienne contemporaine

Mazrim Ohrti



L’anthologie a ceci de particulier qu’elle tente de promouvoir un espace de réception on ne peut plus réduit illustrant ses critères préalablement définis sans jamais prétendre, on s’en doute, être exhaustive. Celle-ci concerne la poésie syrienne publiée en bilingue. Lorsque sonne le mot Syrie, résonne en fond son actualité au cœur d’un drame qui ne voit aucun aboutissement. Il est question ici de poésie, et seulement, cette anthologie n’ayant pas vocation à émouvoir les rotatives ni faire tourner les esprits plus que nécessaire. Ses poètes sont nés entre 1900 et 1967. Beaucoup sont donc encore vivants. Saleh Diab, poète syrien installé en France en 2000 en est l’auteur et s’y inscrit également comme dernier de la liste. L’introduction est une clé d’ouverture de toutes ces sensibilités à recontextualiser ; par rapport à ce que cherche à traduire la poésie syrienne, selon sa place occupée dans la poésie arabe, mais aussi au regard de l’histoire et de la situation géopolitique du pays, de son évolution confrontée à celle du monde. Toutes ces voix se regroupent sous une bannière culturelle, au-delà de l’état nation avec ses frontières, créé anciennement par l’administration colonialiste française. Cette production ne résume pas à elle seule l’âme syrienne, mais au moins éclaire-t-elle son empreinte sur la voie vers sa modernité. Ce qui semble clair est l’implication de la poésie d’un tel pays dans le champ du politique, comme un argument supplémentaire à la responsabilisation de l’œuvre d’art et de son action. Poésie, instrument de révolte et de revendication d’une identité ; mais d’abord instrument de beauté, de ferveur et de sensualité aux travers de ses multiples courants. L’anthologie révèle une généalogie de la poésie du 20ème siècle.



Saleh Diab insiste sur ses choix, allant de la poésie soufi à l’avant-garde, en rappelant que la poésie arabe recouvre trois types de poèmes : « la poésie verticale » ou « classique », la « poésie libre » et le « poème en prose », sous entendu avec leurs nuances et leurs aspérités.

Plusieurs étapes sont à retenir dans cette évolution, avec des orientations dans la prosodie et la métrique selon les époques ; dans la mesure où il s’agit d’une anthologie chronologique. On retiendra Adonis (né en 1930), dans cette deuxième étape de la modernité, chez qui « La poésie est une forme de voyance… » ; poète célèbre dans le paysage de la poésie mondiale, par ailleurs théoricien et traducteur de grands poètes occidentaux du 19ème et du 20ème, ayant contribué à faire apprécier la poésie moderne dans une place occupée jusqu’alors par les textes classiques arabes. Comme toujours, il est impératif d’évoquer les précurseurs de cette modernité. Parmi eux, Khayr ad-Din al-’Asadi, (« mon ivresse s’est enivrée, ma voix s’est fanée et on est passé / au langage des signes »), Badawi al-Jabal, un des derniers poètes arabes classiques, chez qui les poèmes soufis rendent compte de sa poésie visionnaire « entre les sanglots des djinns et la rumeur / du sable », ’Urkhan Muyassar, avant-gardiste appartenant au cercle surréaliste d’Alep (« Dans le passé je n’avais pas de bêches / je creusais les tombes avec mes ongles »), Nizar Qabbani, proche d’une poésie orale, s’orientant vers des thématiques politiques (« je savais… / que je menais un coup d’état contre les coutumes de la tribu / que je sonnais les cloches du scandale »). Le souffle mystique n’est pas incompatible avec le positionnement d’une écriture critique et dénonciatrice. Les « invités » de cette anthologie sont trop nombreux pour identifier chacun. Rappelons Kamal Khir Bik, proche d’Adonis, membre comme lui du Parti Social Nationaliste Syrien, poète assassiné, auteur d’un ouvrage de référence sur la poésie arabe contemporaine (« Je sais que je suis un joueur expérimenté (…) je suis tombé au seuil de la phrase »), Saniyah Salih, à la « poésie métaphysique, imprégnée de romantisme », Adil Mahmud, dont la « poétique est fondée sur la parole quotidienne » (« Mon oncle Yvan / le vendeur de roses / qui aime la piquette / et les belles femmes »). Beaucoup, sous une définition possible de l’avant-garde, « ont rejoint les poètes de la mouvance des années 70 qui ancrent leur poésie dans une esthétique du quotidien » : Mundhir Masri, Riyad as-Salih Husayn, mort très jeune, figure de mythe auprès d’un large lectorat, à l’écriture d’une grande simplicité et d’une grande tonalité émotionnelle… Il faut compter aussi avec ceux qui, parmi les plus jeunes, représentent la « troisième modernité », dont la poétique souvent dépend d’orientations idéologiques (évolution du monde oblige) ; les mêmes parfois, créateurs d’un courant appelé « poème de la parole » ; sans oublier ceux qui au contraire ont renoué avec un certain classicisme, quelle que soit la thématique reflétant leur problématique… Jusqu’à Saleh Diab donc, dernier poète de cette anthologie à qui l’on doit ce travail, auteur, entre autre, de deux essais sur la poésie écrite par les femmes dans le monde arabe, et plus récemment d’un magnifique livre de poésie bilingue intitulé « J’ai visité ma vie » paru aux éditions du Taillis pré, etc…



Inutile d’ajouter que la poésie syrienne comme toute autre fait partie de la communauté mondiale de la poésie, avec ses spécificités porteuses de valeurs universelles. Rappelons enfin que ce livre a fait l’objet de plusieurs lectures sur France Culture, en dépit de cette tromperie (pire qu’un « trompage » donc) ayant consisté à faire entrer (de force) une poétesse, d’origine syrienne certes, dans cette anthologie où elle ne figure pas ; puisque son nom, son visage sur la page facebook de la radio et une lecture de ses textes furent sensés illustrer celle-ci. Lecture par un comédien dont la réputation n’est plus à faire qui s’offre le luxe, tout de même, d’une sacrée parenthèse. C’est vrai, la poétesse en question, en plus d’être souriante et jolie, est (Jacques a dit) prolifique. Qui a dit racolage ? Comme si cette approche, déjà singulière, pouvait de surcroît légitimer n’importe quel écart. Allons, allons, dans un domaine aussi consacré et affranchi que la poésie ! On retiendra juste que cette anthologie manquait à notre bibliothèque, ne serait-ce que par la richesse et la diversité des œuvres présentées, comme un espace que chacun pourra pénétrer à sa guise pour y découvrir un esprit, une pensée, une culture à la fois proche et lointaine ; et surtout en marge de l’actualité d’un pays suscitant bien des visions caricaturales et approximatives. Ceci, juste histoire de remettre les pendules à l’heure du temps.




Lien : http://poezibao.typepad.com/..
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Poésie syrienne contemporaine

J'ai découvert ce livre grâce à une personne qui m'est très chère et qui me l'a prêté.



Je lis peu de recueil de poésie de manière générale. Mais un certain contexte a fait que j'ai eu celui-ci entre les mains et que ma curiosité a été attisée ! Alors je me suis plongé dans ces poèmes... Pour prendre le temps de lire et découvrir ces poètes, je me suis limité à lire les textes d'un poète le matin, et d'un autre le soir. Et ce fut une riche lecture. Une ouverture également, sur de la poésie contemporaine.

La courte biographie, présentant chaque poète, est vraiment intéressante, pour savoir ce qui a pu les inspirer, durant leur vie, mais aussi pour connaître les ouvrages qu'ils ont publier.

L'introduction a été un peu plus difficile à lire, bien que hautement riche pour comprendre l'évolution et l'histoire de la poésie syrienne. C'est dans la lecture des textes que j'ai pris le plus de plaisir.

La présentation du livre est très jolie. Tout d'abord la couverture, avec ce papier texturé et cette belle illustration. Et puis dans la présentation des textes, avec chacun d'eux écrit dans la langue originelle et puis la traduction.

C'est vraiment un bel ouvrage que nous propose Saleh Diab !
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J'ai visité ma vie

UN CLAIR OBSCUR





J'ai toujours trouvé les poèmes de Stéphane Mallarmé d'une singulière clarté. Sous un apparent hermétisme langagier, ils racontent une histoire -l'histoire du poète. M'introduire dans ton histoire clame d'ailleurs le titre d'un poème où Mallarmé en appelle aussi bien au lecteur qu'à la muse inspiratrice -Méry Laurent, sans doute.

On pourrait, à l'inverse, se demander si un poème dépourvu d'hermétisme langagier et clair au premier degré, est capable de susciter un mariage dialectique avec l'obscur, avec cette « énigme » qui est essentielle et qui, l'écrivait Mallarmé, « est le but de la littérature ». L'obscurité du poème peut être évidente mais également sous-jacente -et c'est le tour de force de certains poèmes clairs de nous aboucher à l'obscur qui, de toute façon, nous habite.

On a vanté en France, dans les années 1980-1990, une « poésie du simple » qui, sous couvert d'éloge de la nature et d'un écologisme de bon ton, s'est révélée d'un simplisme affligeant, sans le nécessaire coup de rein qui mène le lecteur vers l'ailleurs convoité. On s'aperçoit aujourd'hui que n'est pas Yves Bonnefoy qui veut -Bonnefoy toujours attentif à la présence de ce qu'il nomme une « seconde simplicité ».

La poésie de Saleh Diab est claire mais jamais simpliste. Elle se donne d'emblée comme une poésie qui a comme support la vie de son auteur, ses exils, ses souffrances, ses amours. « J'ai visité ma vie » avoue le poète qui nous invite à une visite de sa propre visite -dédoublement propice à toutes les démystifications et à tous les émerveillements. Dès lors qu'il mise sur une certaine clarté, le poète prend le risque de voir le poème dériver vers un nombrilisme impénitent ou une confession complaisamment romantique. Saleh Diab évite heureusement ces écueils avec ce qu'on pourrait appeler l' aisance de la naïveté qui ne l'empêche pas de s'acheminer vers une vérité perverse. Car, n'en déplaise à d'aucuns, toute poésie digne de ce nom est quelque peu perverse. Elle se donne en se soustrayant à nous. Elle joue d'un manque qui devient le manque même du lecteur, par une alchimie où le poète, comme absent soudain, peut en dire davantage sur lui et sur ses masques incontournables. La poésie est, on le sait, un perpétuel jeu de condensations et de déplacements . Au départ, le damier est clair, mais la circulation des pions (des mots) s'obscurcit dans la perspective aimantée d'une victoire. Mais que la partie soit gagnée ou perdue, le joueur aura usé de tous les ressorts de la rouerie - la naïveté n'étant pas l'un des moindres . Poker menteur..

Voyons justement comment Saleh Diab opère dans les trois volets du présent triptyque où le style de l'auteur, qui ne connaît alors que l'arabe, est influencé par les traductions qu'il découvre avec passion (Baudelaire, Guillevic, la poésie chinoise et japonaise, puis bientôt une passion pour l'oeuvre de Séféris, et enfin, une approche du roman américain si proche du poème quand les auteurs s'appellent Melville, Hemingway, Carver). Saleh Diab est travaillé en sous-main par ces traductions qui le conduisent à prendre des libertés grammaticales avec l'arabe de son écriture et à remettre en question le statut un peu figé de l'image.

Le premier volet du recueil de Saleh Diab nous transporte donc -ou nous déporte- vers un « autre jardin ». Dans ce jardin, fleurissent des mots étranges venus se substituer aux simples mots arabes de la jeunesse syrienne du poète? Celui-ci consent d'emblée à ce curieux aveu:



« Je veille sur la parole

moi qui ne suis

plus rien dans la phrase ».



Oui, la poésie aligne des phrases (avec leurs contraintes grammaticales), mais le poète sait que les mots se déplacent hors des mots -sous les mots parfois, dans les maux toujours. Ces mots et ces maux, le poète exilé en capte l'étrangeté phonique, la musique secrète. Il s'avance vers une autre langue qui vise à éponger son malheur. Maître d'une « modernité » qui fascine tant les créateurs arabes, Baudelaire a déclaré: « Je ne conçois guère un type de Beauté où il n'y ait du Malheur »..

Le « jardin » de la France n'est pas, à l'évidence, des plus heureux car il débouche clairement « sur les plaines du déboire ». L'amour en est la caisse de résonance. Le poète veut aimer, se sent voué à l'amour. Mais à l'exaltation première, succède la crainte de l'échec, de la chute. Cette crainte est omni présente -et interdit à l'amour de passer par ces stations bien balisées que sont en Occident l'échange des regards, la promesse des yeux (à l'instar du « Ce fut comme une apparition » de L'Education sentimentale).L'amour, pour Saleh Diab, n'est jamais une affaire de regard, mais une affaire de voix -au point que le poète conçoit ainsi sa déclaration d'amour:



« regarder ta voix

souffler de loin

pour que l'obscurité

ne revienne plus

remplir mon sommeil ».



Regarder une voix, voilà qui n'est pas sans faire songer à l'enfant dans le ventre de sa mère et qui vit de sa voix aimée, de cette voix qui, sans doute, l'aime. La femme a dès lors moins besoin d'être regardée qu'écoutée.

Dans les secrets soubresauts de ses amours, le poète ne cesse de privilégier cette voix qui, au fil des années, gagne en ampleur dans les échanges amoureux. Car après le règne des missives, est venu le temps des messages fébrilement attendus et entendus sur nos téléphones portables...

La voix s'avère être l'arme secrète du poète pour se garder des mauvaises voies qu'il pourrait emprunter, des impasses auxquelles il pourrait être acculé. Si Saleh Diab parle de « déboire », son vocabulaire le pousse plus volontiers vers les mots « regret » et « remords » qui sont directement hérités des Fleurs du Mal de Baudelaire.

Le poète syrien se sent constamment sous « la lune » ou sous « le soleil » du « remords ». Saleh Diab affirme clairement:



« Il me convient de sculpter le remords »



ou encore:



« J'établis le manuscrit du remords ».



Appelé à s'exiler en France, Saleh Diab écrit:



« Je suis parti à Paris

exercer mon regret

afin qu'il vole ».



Regrets et remords s'entrelacent; ils sont les compagnons qui habitent l' « autre jardin » -celui où l'on rêve d'un amour qui interviendrait



« ...au moment juste

pour écrire un livre ».



Car aimer, c'est ce qui fait écrire et entraîne l'écriture vers son meilleur qui est aussi parfois son écueil -et qui suscite les questionnements essentiels: Le poète est-il inexorablement voué à sacrifier l'amour à son écriture? Est-il « le poète assassiné » dépeint par Apollinaire? Les plaines du déboire sont-elles toujours en vue?

Il y a un secret dilemme dans ces vers de Saleh Diab:



« Sur le chemin

de la maison



Te toucher

élève une demeure

d'espérance

qui fait que ma vie quitte

l'œuvre complète

de la neige ».



Sortir de « l'œuvre complète » à laquelle le destin voue le poète, serait-ce envisageable? A l'écriture, le toucher amoureux ne pourrait-il se substituer? La passion n'est-elle pas à même de nous conduire vers l'aimée



« comme des montagnes déchaînées

vers la mer »?



La mer, la mère..

Des bateaux passent, qui emportent l'amour au loin, le mettent hors de portée du phare esseulé du poète. Mais les rêves de fusion maternelle qui ont pu émailler le second volet du diptyque s'effondrent dans le troisième volet où la souffrance du poète se révèle être quasi animale à l'instar de ces



« Mille chiens

Qui revenaient le soir

Les oreilles baissées ».



La dépression est toute proche (« Je me pousse toute la journée / comme une brouette »). Heureusement, l'éloignement de Paris conduit le poète vers un « Sud-Ouest » porteur d'espérance. Il trouve en ce lieu la chaleur de maisons où, loin des lignes du métro et du RER, on sait



« ...touiller les carcasses

Et les cuisses de canard

Et regarder à travers la vitre

Le brouillard dériver derrière

Un faisan sauvage ».



L'ambiance idyllique ne saurait cependant durer. Et, une nouvelle fois, seule la voix peut sauver le poète de sa mélancolie native, sous la forme de ce qu'il qualifie d' « événement historique »:



« Ton coup de fil

Après une rupture qui a duré

Une semaine ».



La voix de l'aimée permet au poète de revivre -et de lui adresser, du coeur même de Paris, une « carte postale » où il exprime tout son bonheur d'être aimé.. Plusieurs poèmes de vrai bonheur naissent ainsi dans la grande ville à l'intention de la province si prometteuse. Mais à peine retrouve-t-il son aimée que le poète, malheureux de la sentir muette et comme absente, se surprend à vouloir, en sa présence, « lui envoyer un texto »... Ce drame de l'incommunicabilité trouvera sans doute son explication dans la phrase répétitive que l'aimée adresse désormais au poète:



« Tu n'as fait que perdre

Ton temps et pour que je t'aime

Tu dois trouver un travail

Mais sans le chercher ».



L'aimée sait intuitivement que le poète est, à l'instar du mot célèbre de Picasso, non celui qui « cherche », mais celui qui « trouve ». Il s'agit certes d'un « travail » mais qui sape l'expression et surtout l'expansion de l'amour. Loin d'être l'ennemie du poète qui l'aime, l'aimée en fait plutôt, comme l'a cruellement désigné Apollinaire, son « enchanteur pourrissant ».Elle lui donne la secrète musique d'un chant impossible. Les poèmes de Saleh Diab sont toujours accompagnés -ou plutôt taraudés- par une musique qui n'arrive pas à traduire l'amour mais seulement son défaut, sa défaite. Dans l'émouvant « Morceau numéro trois », on voit le poète conduire comme à tombeau ouvert une voiture où, « pendant plus de dix mille kilomètres », il écoute « le morceau numéro 2 »:



« J'écoute le morceau n°2

Je file à travers les années

Les mois les saisons les fêtes

Les enterrements et les anniversaires

J'écoute le morceau n°2

Le morceau qui précède

Ton morceau préféré »



Le poète vit donc en perpétuel décalage -en avance sur une musique dont il craint que jamais elle ne lui appartienne et en retard aussi sur cette musique qui, « dès qu'elle devient nette », est « brouillée par des parasites » liés sans doute à une « boîte de vitesse » mal maîtrisée. Et le poète d’ aboutir à ce triste constat:



« Toute chose dans ma vie

Est à l'image de cette musique

Elle arrive parasitée éreintée

Et j'échoue

A saisir le nom de son compositeur ».



Vivre en compagnie d'une musique « qui persiste à disparaître », c'est le lot du poète, même s'il aspire à brûler toutes les étapes du parcours. Mais s'il s'arrête dans une cabine téléphonique pour tenter d'entendre encore la voix de son aimée, le poète ne voit bientôt plus que son propre « souffle » qui « a embué les vitres ».



« La musique savante manque à notre désir » écrit Rimbaud au terme du « Conte » de ses Illuminations.

La quête effrénée d'une musique qui incarnerait l'amour avoue sa défaite dans le poème de Saleh Diab, intitulé « Monter et descendre ». Les notes musicales sont habituées, elles, à monter et à descendre sur la partition, mais ici il n'est plus question de partition, seulement de partance, puisque l'aimée a jeté hors de chez elle toutes les affaires du poète -dans des sacs qu'il doit monter chercher pour les redescendre et où il aperçoit ses CD soudain dérisoires. Ça ne chante plus en lui qui se contente de rassembler les feuillets d'un calepin où figurent « les numéros codés » de ses maîtresses, qu'il laisse « une fois pour toutes / Dans la cave ».

L'échec n'était-il pas nécessaire -et perversement souhaité? Il n'existe peut-être pas de « bonne pointure » à l'amour, mais seulement des variations montantes et descendantes. Et il y a donc un grand « regret » à voir que les choses sont ainsi, tournent ainsi. Et surnage le « remords » de n'avoir pu maintenir l'amour à son sommet et de devoir toujours le pousser à la mort -à une sorte de « re-mort ».

Visiter sa vie, c'est souvent tenter de clarifier l'obscur qui nous habite, la pulsion qui nous fait rouler des milliers de kilomètres pour rien. Si le désir aspire à se dire, la musique en brouille inlassablement les pistes. Raconter sa vie, pour un vrai poète, c'est avouer sa difficulté d'être et débusquer une « musique savante » qui transcende toutes les langues et qui jamais de « la vraie vie » ne démord. Dans un clair très obscur.





Daniel Leuwers







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Une Lune Seche Veille Sur Ma Vie

Saleh Diab ou le quotidien cosmique

Emmanuel Hiriat







Poésie première N° 37



L’image poétique, lorsqu’elle est juste, nous apprend que la distance entre les êtres peut devenir l’occasion d’un déploiement du sens. Lorsqu’elle est juste, c'est-à-dire lorsqu’elle dévoile entre des choses disjointes une parenté profonde, autrement dit échappe au chaos pour retrouver le cosmos (ou le créer? peu importe au lecteur en définitive puisque pour lui cette expérience cosmique existe). Expérience de l’un multiple qui est celle de l’amour

« ô neige

qui écoute la neige »



C’est la qualité de l’image poétique qui m’a tout de suite séduit dans la poésie de Saleh Diab. Je ne me demanderai pas ici ce qu’elle doit à la tradition de la poésie arabe, où l’image tient une place essentielle ; au christianisme, qui fait partie de l’itinéraire personnel de notre auteur ; au surréalisme… car plus que les racines c’est la fleur en définitive qui importe chez le poète, plus que les éléments, même vitaux, qu’il a su assimiler, la couleur unique qu’il a su donner au verbe. Je parle d’image, mais on notera en le lisant que l’image chez Saleh Diab n’est pas seulement visuelle : elle fait appel à tous les sens et même a ce sens intérieur qu’est la conscience… Elle est image mais sans jamais avoir la fixité de la chose peinte : image écrite et creusement de l’écriture.

La poésie de Saleh Diab est limpide comme un ruisseau : sa source est claire puisqu’il parle d’absence et d’amour, de l’autre et du même, de l’exil intérieur d’un sujet en quête de l’autre en lui et de lui en l’autre… le courant est transparent mais n’a jamais la transparence immobile des lacs : tout dans cette poésie est mouvement, métamorphose et glissement de l’image vers une autre image, rupture et reprise du rythme.

Ainsi ces deux strophes d’un bref poème que l’on retrouvera plus bas :

« la pluie sur l’herbe

écrit tendrement la tulipe



dans les hautes lucarnes

où pousse l’hirondelle »



rien d’obscur assurément et pourtant le trajet (mot soulignés) de l’image à l’écriture à l’image (double métamorphose qui, nul amateur de poésie ne s’en étonnera, est floraison), du dehors au-dedans au dehors, du végétal à l’hirondelle. L’image a un sens, disait Breton ; sans doute, mais l’image de Saleh Diab est, comme nous venons de le voir, un échange, une flèche à deux pointes qui réunit l’un à l’autre et l’autre à l’un sans pourtant se limiter à créer entre eux une simple équivalence, même inattendue… Les deux termes de la métaphore sont emportés vers un même cheminement vers un ailleurs d’ores et déjà présent… Comme le note Jean-Marc Debenedetti dans la préface qu’il a écrite pour Une lune sèche veille sur ma vie, « L’auteur va à l’essentiel en nous restituant la fugacité de l’instant dans sa plus grande simplicité. Il confère à des sensations visuelles ou tactiles, de nature éminemment éphémère, une dimension métaphysique. […] Le précaire, le provisoire, pourtant destinés à l’abîme ravageur du temps, obtiennent, dans l’athanor de sa vision, une réalité qui sait durer. »



Et l’on est frappé de voir comme on passe vite dans ces pages du concret à l’abstrait, de la fleur à l’étoile et de l’étoile au vide intérieur. Le vide, car ce qui pourrait être merveilleux ou féerie n’est pas émerveillement et moins encore ivresse : la conscience cosmique devient tristesse légère, le mouvement un autre nom de l’absence et du manque, d’une inquiétude à la fois sensible et métaphysique qui nous rend cette poésie infiniment proche et familièrement profonde. Désespoir ? si l’on veut, mais au plus creux du vide le raisin sec acquiert une saveur nouvelle.

« une lune sèche

dans un livre

veille sur ma vie »

lune sèche, astre séché de la mort (en est-il plus mort ou métamorphosé en mort surmurie, étrange élixir des vendanges tardives du temps ?) qui cependant veille et semble, en son extrême sécheresse, un plus sûr allié de la vie que les astres trop facilement éclos.





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Poésie syrienne contemporaine

Poésie syrienne contemporaine

Mazrim Ohrti



L’anthologie a ceci de particulier qu’elle tente de promouvoir un espace de réception on ne peut plus réduit illustrant ses critères préalablement définis sans jamais prétendre, on s’en doute, être exhaustive. Celle-ci concerne la poésie syrienne publiée en bilingue. Lorsque sonne le mot Syrie, résonne en fond son actualité au cœur d’un drame qui ne voit aucun aboutissement. Il est question ici de poésie, et seulement, cette anthologie n’ayant pas vocation à émouvoir les rotatives ni faire tourner les esprits plus que nécessaire. Ses poètes sont nés entre 1900 et 1967. Beaucoup sont donc encore vivants. Saleh Diab, poète syrien installé en France en 2000 en est l’auteur et s’y inscrit également comme dernier de la liste. L’introduction est une clé d’ouverture de toutes ces sensibilités à recontextualiser ; par rapport à ce que cherche à traduire la poésie syrienne, selon sa place occupée dans la poésie arabe, mais aussi au regard de l’histoire et de la situation géopolitique du pays, de son évolution confrontée à celle du monde. Toutes ces voix se regroupent sous une bannière culturelle, au-delà de l’état nation avec ses frontières, créé anciennement par l’administration colonialiste française. Cette production ne résume pas à elle seule l’âme syrienne, mais au moins éclaire-t-elle son empreinte sur la voie vers sa modernité. Ce qui semble clair est l’implication de la poésie d’un tel pays dans le champ du politique, comme un argument supplémentaire à la responsabilisation de l’œuvre d’art et de son action. Poésie, instrument de révolte et de revendication d’une identité ; mais d’abord instrument de beauté, de ferveur et de sensualité aux travers de ses multiples courants. L’anthologie révèle une généalogie de la poésie du 20ème siècle.



Saleh Diab insiste sur ses choix, allant de la poésie soufi à l’avant-garde, en rappelant que la poésie arabe recouvre trois types de poèmes : « la poésie verticale » ou « classique », la « poésie libre » et le « poème en prose », sous entendu avec leurs nuances et leurs aspérités.

Plusieurs étapes sont à retenir dans cette évolution, avec des orientations dans la prosodie et la métrique selon les époques ; dans la mesure où il s’agit d’une anthologie chronologique. On retiendra Adonis (né en 1930), dans cette deuxième étape de la modernité, chez qui « La poésie est une forme de voyance… » ; poète célèbre dans le paysage de la poésie mondiale, par ailleurs théoricien et traducteur de grands poètes occidentaux du 19ème et du 20ème, ayant contribué à faire apprécier la poésie moderne dans une place occupée jusqu’alors par les textes classiques arabes. Comme toujours, il est impératif d’évoquer les précurseurs de cette modernité. Parmi eux, Khayr ad-Din al-’Asadi, (« mon ivresse s’est enivrée, ma voix s’est fanée et on est passé / au langage des signes »), Badawi al-Jabal, un des derniers poètes arabes classiques, chez qui les poèmes soufis rendent compte de sa poésie visionnaire « entre les sanglots des djinns et la rumeur / du sable », ’Urkhan Muyassar, avant-gardiste appartenant au cercle surréaliste d’Alep (« Dans le passé je n’avais pas de bêches / je creusais les tombes avec mes ongles »), Nizar Qabbani, proche d’une poésie orale, s’orientant vers des thématiques politiques (« je savais… / que je menais un coup d’état contre les coutumes de la tribu / que je sonnais les cloches du scandale »). Le souffle mystique n’est pas incompatible avec le positionnement d’une écriture critique et dénonciatrice. Les « invités » de cette anthologie sont trop nombreux pour identifier chacun. Rappelons Kamal Khir Bik, proche d’Adonis, membre comme lui du Parti Social Nationaliste Syrien, poète assassiné, auteur d’un ouvrage de référence sur la poésie arabe contemporaine (« Je sais que je suis un joueur expérimenté (…) je suis tombé au seuil de la phrase »), Saniyah Salih, à la « poésie métaphysique, imprégnée de romantisme », Adil Mahmud, dont la « poétique est fondée sur la parole quotidienne » (« Mon oncle Yvan / le vendeur de roses / qui aime la piquette / et les belles femmes »). Beaucoup, sous une définition possible de l’avant-garde, « ont rejoint les poètes de la mouvance des années 70 qui ancrent leur poésie dans une esthétique du quotidien » : Mundhir Masri, Riyad as-Salih Husayn, mort très jeune, figure de mythe auprès d’un large lectorat, à l’écriture d’une grande simplicité et d’une grande tonalité émotionnelle… Il faut compter aussi avec ceux qui, parmi les plus jeunes, représentent la « troisième modernité », dont la poétique souvent dépend d’orientations idéologiques (évolution du monde oblige) ; les mêmes parfois, créateurs d’un courant appelé « poème de la parole » ; sans oublier ceux qui au contraire ont renoué avec un certain classicisme, quelle que soit la thématique reflétant leur problématique… Jusqu’à Saleh Diab donc, dernier poète de cette anthologie à qui l’on doit ce travail, auteur, entre autre, de deux essais sur la poésie écrite par les femmes dans le monde arabe, et plus récemment d’un magnifique livre de poésie bilingue intitulé « J’ai visité ma vie » paru aux éditions du Taillis pré, etc…



Inutile d’ajouter que la poésie syrienne comme toute autre fait partie de la communauté mondiale de la poésie, avec ses spécificités porteuses de valeurs universelles. Rappelons enfin que ce livre a fait l’objet de plusieurs lectures sur France Culture, en dépit de cette tromperie (pire qu’un « trompage » donc) ayant consisté à faire entrer (de force) une poétesse, d’origine syrienne certes, dans cette anthologie où elle ne figure pas ; puisque son nom, son visage sur la page facebook de la radio et une lecture de ses textes furent sensés illustrer celle-ci. Lecture par un comédien dont la réputation n’est plus à faire qui s’offre le luxe, tout de même, d’une sacrée parenthèse. C’est vrai, la poétesse en question, en plus d’être souriante et jolie, est (Jacques a dit) prolifique. Qui a dit racolage ? Comme si cette approche, déjà singulière, pouvait de surcroît légitimer n’importe quel écart. Allons, allons, dans un domaine aussi consacré et affranchi que la poésie ! On retiendra juste que cette anthologie manquait à notre bibliothèque, ne serait-ce que par la richesse et la diversité des œuvres présentées, comme un espace que chacun pourra pénétrer à sa guise pour y découvrir un esprit, une pensée, une culture à la fois proche et lointaine ; et surtout en marge de l’actualité d’un pays suscitant bien des visions caricaturales et approximatives. Ceci, juste histoire de remettre les pendules à l’heure du temps.










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Poésie syrienne contemporaine

Depuis ses débuts, le poète Saleh Diab a été préoccupé non seulement par l’écriture de la poésie mais aussi par la lecture critique de la poésie, les recherches dans la poétique arabe et son évolution dans la modernité, laquelle s’est divisée en plusieurs courants, expériences et sensibilités. Il a publié plusieurs recueils de poésie : Une lune sèche veille sur ma vie (1998), Un été grec (2006), Tu m’envoies un couteau, je t’envoie un poignard (2009), J’ai visité ma vie (2013) – Prix Thyde Monnier de la Société des Gens de Lettres. Il a aussi publié des traductions et des essais, notamment un essai sur la poésie écrite par des femmes poètes arabes, Récipient de douleur (2007). Il est titulaire d’un Doctorat dont le sujet est la poésie arabe contemporaine. Diacritik publie son grand entretien avec Hussein Bin Hamza, autour de l’anthologie de la poésie syrienne qu’il vient de faire paraître au Castor Astral.





Hussein Bin Hamza : Quelle est l’importance de publier une anthologie de la poésie syrienne aujourd’hui ?





Saleh Diab : Bien que le livre soit paru sous le titre de Poésie syrienne contemporaine, cette anthologie dépasse les limites territoriales du pays que l’on appelle « La Syrie » pour s’ouvrir au monde arabe dans son entier. Son horizon est par excellence arabe. Son importance réside dans le fait qu’elle comble un manque et ouvre une voie que le lecteur et le chercheur européen, français notamment, ne connaît pas. Cette voie mène à la poésie arabe moderne. Les poètes syriens ont creusé des formes d’écriture nouvelles et créé des styles, explorant des champs poétiques vierges dans la poétique arabe. S’il n’y avait pas eu Adonis, Mohammed Al Maghout, Nizar Kabbani, la poésie arabe moderne aurait suivi un autre cours. Ils ont bouleversé le goût traditionnel du public, ils ont provoqué un séisme esthétique.



Selon moi, il n’existe pas ce que l’on pourrait appeler une « poésie syrienne » dotée d’une spécificité esthétique qui la distinguerait de la poésie écrite dans les pays voisins. Il n’y a pas diverses poétiques arabes. Il y a une seule poétique arabe, au sein de laquelle des poètes expriment des singularités poétiques. La poésie écrite en Syrie a toujours été associée à la poésie écrite au Liban, en Irak, en Égypte, etc. Elle est part d’un tableau qui est celui de la poésie arabe. La parution d’une anthologie de la poésie écrite en Syrie est un événement pour la poésie arabe. Ce n’est pas exclusivement une affaire syrienne mais elle peut montrer une autre image des Syriens, image qui révèle ce que les Syriens ont donné de plus beau au monde arabe et au monde entier.





Hussein Bin Hamza : Est-ce que tu considères que cette anthologie est une proposition esthétique, poétique, apportée à ce qui se passe en Syrie depuis 7 ans ? Était-ce ton objectif ?





Saleh Diab : Quand j’ai commencé à travailler à cette anthologie je n’avais aucun objectif politique à l’esprit. Mon travail sur cette anthologie remonte à une époque antérieure à la guerre. J’ai d’abord traduit, transposé des poèmes vers le français pour mesurer le degré de validité de leur poéticité dans la langue d’arrivée. Il m’est arrivé de traduire pendant 15 ans des poètes arabes vers le français et des poètes français vers l’arabe pour un festival de poésie en France.

Lors de ma soutenance de thèse sur la poésie arabe contemporaine, les membres du jury ont évoqué l’urgence de faire une anthologie de la poésie arabe contemporaine afin de combler le manque dans le champ éditorial français et m’ont demandé de m‘atteler à ce projet. C’est ce à quoi je m’emploie depuis des années. Comme toute anthologie, mon anthologie cherche à se concentrer sur une poétique précise, à s’arrêter sur elle pour la donner à voir et à entendre. Ce faisant, j’en écarte d’autres. Ma préoccupation a été de représenter les modèles les plus actifs dans le mouvement de la poésie écrite en Syrie depuis un siècle. Je n’ai pas seulement choisi les poètes ni des poèmes de chacun d’entre eux, au hasard, j’ai choisi les poèmes qui me parlaient et avec lesquels j’entretenais un lien d’amitié. J’ai choisi les poèmes- amis et j’ai collé sur le mur des chambres dans lesquelles j’ai habité ces poèmes qui se sont gravés dans ma mémoire. Mon souci a été de présenter au lecteur et au spécialiste français les modèles les plus avant-gardistes dans le laboratoire de la poésie syrienne. Mon choix s’est effectué après avoir lu les œuvres complètes de chaque poète avec le plus grand soin, la plus extrême sensibilité et avec la délicatesse de celui qui compose un bouquet de fleurs et rentre au soir pour le poser sur la table. C’est précisément la définition du mot grec « anthologie ».



Devant le spectacle de l’homme qui redevient sauvage et l’effondrement des valeurs de la civilisation, l’inversion des rôles de bourreaux et victimes, de mercenaires et de martyrs, la propagation de la barbarie organisée, l’utilisation des pauvres comme fagots pour le bûcher, je voulais présenter l’esthétique poétique arabe à travers son modèle syrien avec ses caractéristiques humaines. Loin de la propagande politique et de ceux qui commercent avec le sang des pauvres, qui font émerger dans les médias, surtout en France, des écrits médiocres, faibles, la présentant comme la grande littérature syrienne, je voulais transmettre au lecteur français d’autres voix que celles des imposteurs mis en scène par des politiciens, des associations qui n’ont rien à voir avec la littérature, des groupes politiques, des éditeurs qui font de la publicité à la faveur des événements tragiques qui ont lieu en Syrie. Ces voix, occultées volontairement, je les célèbre, car ce sont les vraies voix de la poésie écrite en Syrie, et elles sont les voix des Syriens et leurs noms.





Hussein Bin Hamza : Le lecteur français est-il concerné par le point de vue que tu développes ici, d’autant que le livre est paru dans une maison d’édition spécialisée dans la poésie et respectée ?





Saleh Diab : En effet, la traduction des poèmes n’est pas seulement adressée au lecteur qui ne connaît pas la langue mais aussi au lecteur spécialiste du domaine, lequel se transforme à son tour en traducteur au cours de sa lecture des œuvres, car le livre est publié en édition bilingue. Que le livre soit publié dans une maison d’édition spécialiste de poésie qui diffuse dans les pays francophones, qui n’est pas lié à un parti politique ou à une association féministe, donne en effet au livre une bonne réputation et une authentique reconnaissance dans le milieu des lettres. L’anthologie n’est pas soumise aux impératifs du « politiquement correct ». Elle se situe en dehors de l’idéologie et de l’utilisation mercantile de la tragédie syrienne, en France.

Composant cette anthologie, je renvoie au lecteur français les poèmes dont les auteurs ont été influencés par les traductions de la poésie européenne. Le lecteur français va recevoir ces textes étrangers qui commenceront une vie nouvelle dans sa langue, il va percevoir l’autre, l’étranger, en entrant dans le tréfonds de sa langue, à travers la poésie. Nous dénotons parfois, dans les poèmes, des formes, des modes ou des images issus du champ poétique occidental, mais le poète syrien les a absorbés et les a reproduits, les a fait entrer dans sa poétique et ils lui sont devenus propres. Le fait de les renvoyer au lecteur français dans sa nouvelle forme nous montre l’opération de renversement des rôles de soi à autrui où autrui permet d’accéder à soi, et ceci est propre à la traduction. Celle-ci permet d’ouvrir des possibles du texte de la langue original qui n’étaient pas supposés au départ. De ce point de vue il y a enrichissement et dialogue entre deux cultures.





Hussein Bin Hamza : Comme dans toute anthologie il arrive que l’on retienne telles expériences poétiques ou tels parcours de poètes et que l’on en écarte d’autres. Que se passe-t-il dans ton anthologie ? Selon quels critères as-tu opéré tes choix ?





Saleh Diab : En effet, des critères esthétiques et artistiques ont précédé mes choix. Ces critères découlent de ma lecture personnelle, subjectivité que je revendique, et de ma conception de la poésie. Mon évaluation de la poésie ne s’est jamais faite à l’aune de l’idéologie. Certes, le livre est une anthologie mais il a sa composition et pour en avoir une compréhension profonde, il faut le lire entièrement. J’ai classé les poètes chronologiquement afin de structurer le corpus de ce livre dans l’objectif qu’il soit une référence pour les lecteurs et les chercheurs. Je me suis arrêté avec la plus grande attention sur la place poétique occupée par chaque poète. Comme toute anthologie, celle-ci propose un choix dans le cadre de limites. Ce n’est pas une encyclopédie à visée exhaustive, ce n’est pas non plus un dictionnaire, ce n’est pas un recensement des poètes. J’ai choisi les poètes pour lesquels la poésie est un enjeu existentiel, les poètes qui ont questionné la nature de la poésie et ses outils, la relation entre le poète, soi, son héritage poétique, la langue et le monde. Ces poètes ont assimilé ce qui avait été accompli avant eux mais aussi parallèlement à eux et l’ont transformé à des degrés divers en leur accomplissement propre. Ils ont accordé à l’expérience personnelle un statut central dans leurs poèmes. Leur langue est dépourvue de slogans directs, qu’ils relèvent de l’idéologie, de la sexualité, de la didactique, de tout ce qui en principe relève de la communication et non de la poésie. Ce sont des poètes qui ont consacré leur vie à leur pratique poétique. Ils ont considéré la poésie comme un acte de foi, comme une identité en mouvement qui s’ouvre sur l’avenir. Ils ont tenté de créer de nouvelles formes d’expression et une nouvelle langue dans la langue. Ils ne revendiquent pas le « statut » ni le « métier » de poètes. J’ai écarté les écrits descriptifs, purement factuels, chargés d’épithètes, de pathos, les banalités qui prétendent être de la poésie, qui se caractérisent par un langage relevant de la pure communication. La question du genre n’est pas entrée dans mes critères de choix. Car pour moi la poésie n’est pas une affaire sociologique et la question des quotas concernant le genre masculin ou féminin du poète n’y a pas sa place. Il n’existe qu’une seule mesure, celle de la poésie. La poésie arabe contemporaine est redevable dans ses formes, son esthétique, son climat, à de nombreuses traductions qui sont devenues parts du patrimoine poétique arabe. La vraie poésie est par nature universelle. Les poèmes que j’ai choisis rejoignent dans leur vision de l’humain et la structure de leur langue mes lectures de la poésie du monde. Il y a des poèmes qui reflètent des poèmes de Rilke, Ritsos, Nicolas Vaptzarov, Attila Jozef, Vasco Popa, Attilio Bertolucci, etc. J’ai traduit ce que j’aime. Le traducteur est un passeur, mais pas seulement, il est aussi un créateur, de valeurs poétiques et culturelles de l’Ailleurs vers Ici. Pour accomplir cette œuvre, il lui faut trouver quelque chose de suffisamment précieux et riche qui lui permette de faire entrer l’Autre dans la culture d’Ici, dans un mouvement d’aller-retour entre deux langues et deux cultures, ouvrant Ici à l’Ailleurs et inversement.

Je suis étonné que certains soient contrariés de mes choix parce que je n’ai pas mis leur ami(e), sœur, frère, etc. dans l’anthologie ou bien qu’ils m’aient demandé de supprimer certains poètes de l’anthologie parce qu’ils ne partagent pas les mêmes orientations politiques qu’eux, ou encore n’ont pas la même appartenance confessionnelle. Ces personnes, qui se réclament du monde des lettres, faisant fi de toute déontologie et dignité, me demandent de faire le choix à ma place ! Ils voudraient composer à ma place mon anthologie, mon bouquet de fleurs, que j’apporte en offrande à l’autel. Ce sont les poèmes qui m’ont appelé avec ce qu’ils portent comme valeur poétique pour que je les traduise.





Hussein Bin Hamza : On constate que tu n’as pas englobé toute la poésie de la génération des années 60. Pourquoi ?





Saleh Diab : Je n’ai pas composé l’anthologie selon l’ordre des générations. La poésie à mon sens est affranchie de la temporalité. Ce que l’on a appelé « la poésie des années 60 » se divise en trois catégories. La première est la catégorie des poètes qui puisent à la poétique d’Adonis pour la reproduire. Ces poètes-là n’ont pas posé de questions sur la poétique d’Adonis, se contentant de l’imiter, avec naïveté parfois.

La deuxième catégorie est constituée de poètes qui écrivent des poèmes selon une esthétique qui rejoint la poésie de la résistance en Palestine et au Sud du Liban. Rappelons que la poésie de la résistance est une reproduction de la poésie de Nizar Kabbani avec des messages politiques. Les poètes de la deuxième catégorie ont écrit des textes liés à l’histoire, à la sociologie, portant un message. Les deux catégories sont à mon avis conventionnelles, elles sont un ressassement de ce qui a déjà existé en poésie et ne cherchent pas à créer ni à inventer.

La troisième catégorie comprend les poètes qui ont montré une conscience poétique et qui ont réussi à inventer une écriture qui dépasse les deux premières catégories. Ils ont pris la poésie comme le prolongement de leur corps et de leur esprit. Ces poètes syriens ont vécu au Liban. Ce sont les poètes syriens dont l’expérience a mûri dans l’horizon de liberté de la ville de Beyrouth. Ils ont découvert des formes, inventé des styles d’écriture en s’ouvrant sur le monde. Même à présent, quand je lis leurs poèmes, je sens leur fidélité à la poésie qu’ils ont prise comme une sorte de processus créatif intérieur au sein duquel la vue se transforme en une vision. La poésie est liée à la vie intérieure en son tréfonds, ils ont reconstruit et recréé le monde. Cette catégorie a posé des questions fondamentales sur l’identité de la poésie et la relation du poète avec soi, la langue, l’héritage, le monde. Leurs poèmes, liées à la mort et à la vie, embrassent une vision cosmique. Le poète, chez eux, est responsable non seulement de son poème mais du monde entier. Leur poésie me parle jusqu’à aujourd’hui.





Hussein Bin Hamza : Dans les années 90 tu t’es borné aux expériences poétiques révélées par le Forum Littéraire des Jeunes Écrivains de l’Université d’Alep ; tu n’as inclus aucune des jeunes voix du troisième millénaire commençant, pourquoi ?





Saleh Diab : Je ne regarde pas la poésie à travers le découpage générationnel. Les poèmes classiques de Badawi al Jabal me parlent plus que tout ce que tu appelles « voix du troisième millénaire ». L’anthologie n’est pas structurée selon les générations. Au cours des années 90, la ville d’Alep a été un chantier littéraire et un affluent de la littérature syrienne dans le roman et la poésie moderniste. A mon avis le Forum a été le dernier laboratoire littéraire syrien. Les poètes du Forum ont témoigné d’une conscience poétique aiguë, et bien qu’il n’y ait pas eu de grosse production poétique, leurs poèmes ont résisté à l’épreuve du temps. Ils ont questionné le poème de la revue « Poésie »/« Shi’r », le poème des années 70 qui s’appuie sur la parole quotidienne, ils ont puisé aux expériences esthétiques de quelques poètes libanais des années 70, s’ouvrant sur la poésie traduite. Ils se sont également nourris à l’héritage classique, interrogeant le statut du poète et la relation entre poétique, esthétique et politique. Leurs poèmes sont intemporels tout en étant inscrits dans le temps et l’expérience humains. Leur souci n’était pas la notoriété, le poète pouvait n’avoir écrit qu’un seul livre ou même un seul poème durant toute sa vie, mais son œuvre devait être marquée par son empreinte esthétique personnelle.

Le problème des voix du troisième millénaire, comme tu les appelles, est celui de la lecture : ils n’ont pas bien lu la poésie arabe contemporaine dans son ensemble ni Khalil Joubran ni Al – Rihani ni les poètes de la revue «Shi’r », ni les pionniers irakiens ni le groupe de Kirkuk ni les poètes libanais et syriens modernistes. Leurs écrits montrent la faiblesse de leur niveau.





Hussein Bin Hamza : Ta traduction des poèmes choisis montre que tu composes ton propre livre en français, ton goût. As-tu éprouvé du plaisir à l’écriture de ce livre à travers la transposition, la recomposition, la recherche de nouveaux équilibres, d’images, etc. ? Considères-tu que tu as fait œuvre en traduisant ?





Saleh Diab : […] La traduction m’a permis d’entrer dans le sanctuaire intime des poètes et d’observer leur atelier et de les suivre minutieusement dans leur création poétique. Elle m’a permis une lecture approfondie des œuvres et m’a donné accès à la fabrique poétique, ce que je n’aurais pu faire au cours d’une simple lecture. Peut-être avais-je envie de m’approprier à travers la traduction les poèmes que j’aimais, rêvant que je suis tous les poètes que je traduis. Dans la traduction l’écriture et la lecture vont de paire et on peut dire qu’ici il y a quelque chose de l’amour. […] Je me suis efforcé avec persévérance de transposer l’esprit des poèmes dans un autre corps linguistique, je les ai réincarnés pour les faire vivre dans un autre corps. En conclusion, je trouve que l’horizon de cette anthologie est humain par excellence. Les poèmes que j’ai choisis ne se réfèrent ni à un temps ni à un lieu précis mais à un temps et un lieu humains. En lisant ces poèmes, je n’ai pensé ni à leur forme ni à leur contenu mais un grand désir ontologique m’a traversé. Le poème ici n’est pas juste le résultat d’une construction de la langue mais il est un talisman qui me donne accès au monde mystérieux auquel je n’ai pas d’explication rationnelle. « Diffa talitha »

Saleh Diab, Poésie syrienne contemporaine (anthologie), édition bilingue, Le Castor Astral, mars 2018, 352 pages, 20 €
Lien : https://diacritik.com/2018/0..
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J'ai visité ma vie

J'ai visité ma vie

2013





UN CLAIR OBSCUR





J'ai toujours trouvé les poèmes de Stéphane Mallarmé d'une singulière clarté. Sous un apparent hermétisme langagier, ils racontent une histoire -l'histoire du poète. M'introduire dans ton histoire clame d'ailleurs le titre d'un poème où Mallarmé en appelle aussi bien au lecteur qu'à la muse inspiratrice -Méry Laurent, sans doute.

On pourrait, à l'inverse, se demander si un poème dépourvu d'hermétisme langagier et clair au premier degré, est capable de susciter un mariage dialectique avec l'obscur, avec cette « énigme » qui est essentielle et qui, l'écrivait Mallarmé, « est le but de la littérature ». L'obscurité du poème peut être évidente mais également sous-jacente -et c'est le tour de force de certains poèmes clairs de nous aboucher à l'obscur qui, de toute façon, nous habite.

On a vanté en France, dans les années 1980-1990, une « poésie du simple » qui, sous couvert d'éloge de la nature et d'un écologisme de bon ton, s'est révélée d'un simplisme affligeant, sans le nécessaire coup de rein qui mène le lecteur vers l'ailleurs convoité. On s'aperçoit aujourd'hui que n'est pas Yves Bonnefoy qui veut -Bonnefoy toujours attentif à la présence de ce qu'il nomme une « seconde simplicité ».

La poésie de Saleh Diab est claire mais jamais simpliste. Elle se donne d'emblée comme une poésie qui a comme support la vie de son auteur, ses exils, ses souffrances, ses amours. « J'ai visité ma vie » avoue le poète qui nous invite à une visite de sa propre visite -dédoublement propice à toutes les démystifications et à tous les émerveillements. Dès lors qu'il mise sur une certaine clarté, le poète prend le risque de voir le poème dériver vers un nombrilisme impénitent ou une confession complaisamment romantique. Saleh Diab évite heureusement ces écueils avec ce qu'on pourrait appeler l' aisance de la naïveté qui ne l'empêche pas de s'acheminer vers une vérité perverse. Car, n'en déplaise à d'aucuns, toute poésie digne de ce nom est quelque peu perverse. Elle se donne en se soustrayant à nous. Elle joue d'un manque qui devient le manque même du lecteur, par une alchimie où le poète, comme absent soudain, peut en dire davantage sur lui et sur ses masques incontournables. La poésie est, on le sait, un perpétuel jeu de condensations et de déplacements . Au départ, le damier est clair, mais la circulation des pions (des mots) s'obscurcit dans la perspective aimantée d'une victoire. Mais que la partie soit gagnée ou perdue, le joueur aura usé de tous les ressorts de la rouerie - la naïveté n'étant pas l'un des moindres . Poker menteur..

Voyons justement comment Saleh Diab opère dans les trois volets du présent triptyque où le style de l'auteur, qui ne connaît alors que l'arabe, est influencé par les traductions qu'il découvre avec passion (Baudelaire, Guillevic, la poésie chinoise et japonaise, puis bientôt une passion pour l'oeuvre de Séféris, et enfin, une approche du roman américain si proche du poème quand les auteurs s'appellent Melville, Hemingway, Carver). Saleh Diab est travaillé en sous-main par ces traductions qui le conduisent à prendre des libertés grammaticales avec l'arabe de son écriture et à remettre en question le statut un peu figé de l'image.

Le premier volet du recueil de Saleh Diab nous transporte donc -ou nous déporte- vers un « autre jardin ». Dans ce jardin, fleurissent des mots étranges venus se substituer aux simples mots arabes de la jeunesse syrienne du poète? Celui-ci consent d'emblée à ce curieux aveu:



« Je veille sur la parole

moi qui ne suis

plus rien dans la phrase ».



Oui, la poésie aligne des phrases (avec leurs contraintes grammaticales), mais le poète sait que les mots se déplacent hors des mots -sous les mots parfois, dans les maux toujours. Ces mots et ces maux, le poète exilé en capte l'étrangeté phonique, la musique secrète. Il s'avance vers une autre langue qui vise à éponger son malheur. Maître d'une « modernité » qui fascine tant les créateurs arabes, Baudelaire a déclaré: « Je ne conçois guère un type de Beauté où il n'y ait du Malheur »..

Le « jardin » de la France n'est pas, à l'évidence, des plus heureux car il débouche clairement « sur les plaines du déboire ». L'amour en est la caisse de résonance. Le poète veut aimer, se sent voué à l'amour. Mais à l'exaltation première, succède la crainte de l'échec, de la chute. Cette crainte est omni présente -et interdit à l'amour de passer par ces stations bien balisées que sont en Occident l'échange des regards, la promesse des yeux (à l'instar du « Ce fut comme une apparition » de L'Education sentimentale).L'amour, pour Saleh Diab, n'est jamais une affaire de regard, mais une affaire de voix -au point que le poète conçoit ainsi sa déclaration d'amour:



« regarder ta voix

souffler de loin

pour que l'obscurité

ne revienne plus

remplir mon sommeil ».



Regarder une voix, voilà qui n'est pas sans faire songer à l'enfant dans le ventre de sa mère et qui vit de sa voix aimée, de cette voix qui, sans doute, l'aime. La femme a dès lors moins besoin d'être regardée qu'écoutée.

Dans les secrets soubresauts de ses amours, le poète ne cesse de privilégier cette voix qui, au fil des années, gagne en ampleur dans les échanges amoureux. Car après le règne des missives, est venu le temps des messages fébrilement attendus et entendus sur nos téléphones portables...

La voix s'avère être l'arme secrète du poète pour se garder des mauvaises voies qu'il pourrait emprunter, des impasses auxquelles il pourrait être acculé. Si Saleh Diab parle de « déboire », son vocabulaire le pousse plus volontiers vers les mots « regret » et « remords » qui sont directement hérités des Fleurs du Mal de Baudelaire.

Le poète syrien se sent constamment sous « la lune » ou sous « le soleil » du « remords ». Saleh Diab affirme clairement:



« Il me convient de sculpter le remords »



ou encore:



« J'établis le manuscrit du remords ».



Appelé à s'exiler en France, Saleh Diab écrit:



« Je suis parti à Paris

exercer mon regret

afin qu'il vole ».



Regrets et remords s'entrelacent; ils sont les compagnons qui habitent l' « autre jardin » -celui où l'on rêve d'un amour qui interviendrait



« ...au moment juste

pour écrire un livre ».



Car aimer, c'est ce qui fait écrire et entraîne l'écriture vers son meilleur qui est aussi parfois son écueil -et qui suscite les questionnements essentiels: Le poète est-il inexorablement voué à sacrifier l'amour à son écriture? Est-il « le poète assassiné » dépeint par Apollinaire? Les plaines du déboire sont-elles toujours en vue?

Il y a un secret dilemme dans ces vers de Saleh Diab:



« Sur le chemin

de la maison



Te toucher

élève une demeure

d'espérance

qui fait que ma vie quitte

l'œuvre complète

de la neige ».



Sortir de « l'œuvre complète » à laquelle le destin voue le poète, serait-ce envisageable? A l'écriture, le toucher amoureux ne pourrait-il se substituer? La passion n'est-elle pas à même de nous conduire vers l'aimée



« comme des montagnes déchaînées

vers la mer »?



La mer, la mère..

Des bateaux passent, qui emportent l'amour au loin, le mettent hors de portée du phare esseulé du poète. Mais les rêves de fusion maternelle qui ont pu émailler le second volet du diptyque s'effondrent dans le troisième volet où la souffrance du poète se révèle être quasi animale à l'instar de ces



« Mille chiens

Qui revenaient le soir

Les oreilles baissées ».



La dépression est toute proche (« Je me pousse toute la journée / comme une brouette »). Heureusement, l'éloignement de Paris conduit le poète vers un « Sud-Ouest » porteur d'espérance. Il trouve en ce lieu la chaleur de maisons où, loin des lignes du métro et du RER, on sait



« ...touiller les carcasses

Et les cuisses de canard

Et regarder à travers la vitre

Le brouillard dériver derrière

Un faisan sauvage ».



L'ambiance idyllique ne saurait cependant durer. Et, une nouvelle fois, seule la voix peut sauver le poète de sa mélancolie native, sous la forme de ce qu'il qualifie d' « événement historique »:



« Ton coup de fil

Après une rupture qui a duré

Une semaine ».



La voix de l'aimée permet au poète de revivre -et de lui adresser, du coeur même de Paris, une « carte postale » où il exprime tout son bonheur d'être aimé.. Plusieurs poèmes de vrai bonheur naissent ainsi dans la grande ville à l'intention de la province si prometteuse. Mais à peine retrouve-t-il son aimée que le poète, malheureux de la sentir muette et comme absente, se surprend à vouloir, en sa présence, « lui envoyer un texto »... Ce drame de l'incommunicabilité trouvera sans doute son explication dans la phrase répétitive que l'aimée adresse désormais au poète:



« Tu n'as fait que perdre

Ton temps et pour que je t'aime

Tu dois trouver un travail

Mais sans le chercher ».



L'aimée sait intuitivement que le poète est, à l'instar du mot célèbre de Picasso, non celui qui « cherche », mais celui qui « trouve ». Il s'agit certes d'un « travail » mais qui sape l'expression et surtout l'expansion de l'amour. Loin d'être l'ennemie du poète qui l'aime, l'aimée en fait plutôt, comme l'a cruellement désigné Apollinaire, son « enchanteur pourrissant ».Elle lui donne la secrète musique d'un chant impossible. Les poèmes de Saleh Diab sont toujours accompagnés -ou plutôt taraudés- par une musique qui n'arrive pas à traduire l'amour mais seulement son défaut, sa défaite. Dans l'émouvant « Morceau numéro trois », on voit le poète conduire comme à tombeau ouvert une voiture où, « pendant plus de dix mille kilomètres », il écoute « le morceau numéro 2 »:



« J'écoute le morceau n°2

Je file à travers les années

Les mois les saisons les fêtes

Les enterrements et les anniversaires

J'écoute le morceau n°2

Le morceau qui précède

Ton morceau préféré »



Le poète vit donc en perpétuel décalage -en avance sur une musique dont il craint que jamais elle ne lui appartienne et en retard aussi sur cette musique qui, « dès qu'elle devient nette », est « brouillée par des parasites » liés sans doute à une « boîte de vitesse » mal maîtrisée. Et le poète d’ aboutir à ce triste constat:



« Toute chose dans ma vie

Est à l'image de cette musique

Elle arrive parasitée éreintée

Et j'échoue

A saisir le nom de son compositeur ».



Vivre en compagnie d'une musique « qui persiste à disparaître », c'est le lot du poète, même s'il aspire à brûler toutes les étapes du parcours. Mais s'il s'arrête dans une cabine téléphonique pour tenter d'entendre encore la voix de son aimée, le poète ne voit bientôt plus que son propre « souffle » qui « a embué les vitres ».



« La musique savante manque à notre désir » écrit Rimbaud au terme du « Conte » de ses Illuminations.

La quête effrénée d'une musique qui incarnerait l'amour avoue sa défaite dans le poème de Saleh Diab, intitulé « Monter et descendre ». Les notes musicales sont habituées, elles, à monter et à descendre sur la partition, mais ici il n'est plus question de partition, seulement de partance, puisque l'aimée a jeté hors de chez elle toutes les affaires du poète -dans des sacs qu'il doit monter chercher pour les redescendre et où il aperçoit ses CD soudain dérisoires. Ça ne chante plus en lui qui se contente de rassembler les feuillets d'un calepin où figurent « les numéros codés » de ses maîtresses, qu'il laisse « une fois pour toutes / Dans la cave ».

L'échec n'était-il pas nécessaire -et perversement souhaité? Il n'existe peut-être pas de « bonne pointure » à l'amour, mais seulement des variations montantes et descendantes. Et il y a donc un grand « regret » à voir que les choses sont ainsi, tournent ainsi. Et surnage le « remords » de n'avoir pu maintenir l'amour à son sommet et de devoir toujours le pousser à la mort -à une sorte de « re-mort ».

Visiter sa vie, c'est souvent tenter de clarifier l'obscur qui nous habite, la pulsion qui nous fait rouler des milliers de kilomètres pour rien. Si le désir aspire à se dire, la musique en brouille inlassablement les pistes. Raconter sa vie, pour un vrai poète, c'est avouer sa difficulté d'être et débusquer une « musique savante » qui transcende toutes les langues et qui jamais de « la vraie vie » ne démord. Dans un clair très obscur.





Daniel LEUWERS

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Poésie syrienne contemporaine

Saleh Diab : « Ces voix sont les vraies voix de la poésie écrite en Syrie », par Hussein Bin Hamza



Depuis ses débuts, le poète Saleh Diab a été préoccupé non seulement par l’écriture de la poésie mais aussi par la lecture critique de la poésie, les recherches dans la poétique arabe et son évolution dans la modernité, laquelle s’est divisée en plusieurs courants, expériences et sensibilités. Il a publié plusieurs recueils de poésie : Une lune sèche veille sur ma vie (1998), Un été grec (2006), Tu m’envoies un couteau, je t’envoie un poignard (2009), J’ai visité ma vie (2013) – Prix Thyde Monnier de la Société des Gens de Lettres. Il a aussi publié des traductions et des essais, notamment un essai sur la poésie écrite par des femmes poètes arabes, Récipient de douleur (2007). Il est titulaire d’un Doctorat dont le sujet est la poésie arabe contemporaine. Diacritik publie son grand entretien avec Hussein Bin Hamza, autour de l’anthologie de la poésie syrienne qu’il vient de faire paraître au Castor Astral.



Hussein Bin Hamza : Quelle est l’importance de publier une anthologie de la poésie syrienne aujourd’hui ?



Saleh Diab : Bien que le livre soit paru sous le titre de Poésie syrienne contemporaine, cette anthologie dépasse les limites territoriales du pays que l’on appelle « La Syrie » pour s’ouvrir au monde arabe dans son entier. Son horizon est par excellence arabe. Son importance réside dans le fait qu’elle comble un manque et ouvre une voie que le lecteur et le chercheur européen, français notamment, ne connaît pas. Cette voie mène à la poésie arabe moderne. Les poètes syriens ont creusé des formes d’écriture nouvelles et créé des styles, explorant des champs poétiques vierges dans la poétique arabe. S’il n’y avait pas eu Adonis, Mohammed Al Maghout, Nizar Kabbani, la poésie arabe moderne aurait suivi un autre cours. Ils ont bouleversé le goût traditionnel du public, ils ont provoqué un séisme esthétique.



Selon moi, il n’existe pas ce que l’on pourrait appeler une « poésie syrienne » dotée d’une spécificité esthétique qui la distinguerait de la poésie écrite dans les pays voisins. Il n’y a pas diverses poétiques arabes. Il y a une seule poétique arabe, au sein de laquelle des poètes expriment des singularités poétiques. La poésie écrite en Syrie a toujours été associée à la poésie écrite au Liban, en Irak, en Égypte, etc. Elle est part d’un tableau qui est celui de la poésie arabe. La parution d’une anthologie de la poésie écrite en Syrie est un événement pour la poésie arabe. Ce n’est pas exclusivement une affaire syrienne mais elle peut montrer une autre image des Syriens, image qui révèle ce que les Syriens ont donné de plus beau au monde arabe et au monde entier.



Hussein Bin Hamza : Est-ce que tu considères que cette anthologie est une proposition esthétique, poétique, apportée à ce qui se passe en Syrie depuis 7 ans ? Était-ce ton objectif ?



Saleh Diab : Quand j’ai commencé à travailler à cette anthologie je n’avais aucun objectif politique à l’esprit. Mon travail sur cette anthologie remonte à une époque antérieure à la guerre. J’ai d’abord traduit, transposé des poèmes vers le français pour mesurer le degré de validité de leur poéticité dans la langue d’arrivée. Il m’est arrivé de traduire pendant 15 ans des poètes arabes vers le français et des poètes français vers l’arabe pour un festival de poésie en France.



Lors de ma soutenance de thèse sur la poésie arabe contemporaine, les membres du jury ont évoqué l’urgence de faire une anthologie de la poésie arabe contemporaine afin de combler le manque dans le champ éditorial français et m’ont demandé de m‘atteler à ce projet. C’est ce à quoi je m’emploie depuis des années. Comme toute anthologie, mon anthologie cherche à se concentrer sur une poétique précise, à s’arrêter sur elle pour la donner à voir et à entendre. Ce faisant, j’en écarte d’autres. Ma préoccupation a été de représenter les modèles les plus actifs dans le mouvement de la poésie écrite en Syrie depuis un siècle. Je n’ai pas seulement choisi les poètes ni des poèmes de chacun d’entre eux, au hasard, j’ai choisi les poèmes qui me parlaient et avec lesquels j’entretenais un lien d’amitié. J’ai choisi les poèmes- amis et j’ai collé sur le mur des chambres dans lesquelles j’ai habité ces poèmes qui se sont gravés dans ma mémoire. Mon souci a été de présenter au lecteur et au spécialiste français les modèles les plus avant-gardistes dans le laboratoire de la poésie syrienne. Mon choix s’est effectué après avoir lu les œuvres complètes de chaque poète avec le plus grand soin, la plus extrême sensibilité et avec la délicatesse de celui qui compose un bouquet de fleurs et rentre au soir pour le poser sur la table. C’est précisément la définition du mot grec « anthologie ».



Devant le spectacle de l’homme qui redevient sauvage et l’effondrement des valeurs de la civilisation, l’inversion des rôles de bourreaux et victimes, de mercenaires et de martyrs, la propagation de la barbarie organisée, l’utilisation des pauvres comme fagots pour le bûcher, je voulais présenter l’esthétique poétique arabe à travers son modèle syrien avec ses caractéristiques humaines. Loin de la propagande politique et de ceux qui commercent avec le sang des pauvres, qui font émerger dans les médias, surtout en France, des écrits médiocres, faibles, la présentant comme la grande littérature syrienne, je voulais transmettre au lecteur français d’autres voix que celles des imposteurs mis en scène par des politiciens, des associations qui n’ont rien à voir avec la littérature, des groupes politiques, des éditeurs qui font de la publicité à la faveur des événements tragiques qui ont lieu en Syrie. Ces voix, occultées volontairement, je les célèbre, car ce sont les vraies voix de la poésie écrite en Syrie, et elles sont les voix des Syriens et leurs noms.



Hussein Bin Hamza : Le lecteur français est-il concerné par le point de vue que tu développes ici, d’autant que le livre est paru dans une maison d’édition spécialisée dans la poésie et respectée ?



Saleh Diab : En effet, la traduction des poèmes n’est pas seulement adressée au lecteur qui ne connaît pas la langue mais aussi au lecteur spécialiste du domaine, lequel se transforme à son tour en traducteur au cours de sa lecture des œuvres, car le livre est publié en édition bilingue. Que le livre soit publié dans une maison d’édition spécialiste de poésie qui diffuse dans les pays francophones, qui n’est pas lié à un parti politique ou à une association féministe, donne en effet au livre une bonne réputation et une authentique reconnaissance dans le milieu des lettres. L’anthologie n’est pas soumise aux impératifs du « politiquement correct ». Elle se situe en dehors de l’idéologie et de l’utilisation mercantile de la tragédie syrienne, en France.



Composant cette anthologie, je renvoie au lecteur français les poèmes dont les auteurs ont été influencés par les traductions de la poésie européenne. Le lecteur français va recevoir ces textes étrangers qui commenceront une vie nouvelle dans sa langue, il va percevoir l’autre, l’étranger, en entrant dans le tréfonds de sa langue, à travers la poésie. Nous dénotons parfois, dans les poèmes, des formes, des modes ou des images issus du champ poétique occidental, mais le poète syrien les a absorbés et les a reproduits, les a fait entrer dans sa poétique et ils lui sont devenus propres. Le fait de les renvoyer au lecteur français dans sa nouvelle forme nous montre l’opération de renversement des rôles de soi à autrui où autrui permet d’accéder à soi, et ceci est propre à la traduction. Celle-ci permet d’ouvrir des possibles du texte de la langue original qui n’étaient pas supposés au départ. De ce point de vue il y a enrichissement et dialogue entre deux cultures.



Hussein Bin Hamza : Comme dans toute anthologie il arrive que l’on retienne telles expériences poétiques ou tels parcours de poètes et que l’on en écarte d’autres. Que se passe-t-il dans ton anthologie ? Selon quels critères as-tu opéré tes choix ?



Saleh Diab : En effet, des critères esthétiques et artistiques ont précédé mes choix. Ces critères découlent de ma lecture personnelle, subjectivité que je revendique, et de ma conception de la poésie. Mon évaluation de la poésie ne s’est jamais faite à l’aune de l’idéologie. Certes, le livre est une anthologie mais il a sa composition et pour en avoir une compréhension profonde, il faut le lire entièrement. J’ai classé les poètes chronologiquement afin de structurer le corpus de ce livre dans l’objectif qu’il soit une référence pour les lecteurs et les chercheurs. Je me suis arrêté avec la plus grande attention sur la place poétique occupée par chaque poète. Comme toute anthologie, celle-ci propose un choix dans le cadre de limites. Ce n’est pas une encyclopédie à visée exhaustive, ce n’est pas non plus un dictionnaire, ce n’est pas un recensement des poètes. J’ai choisi les poètes pour lesquels la poésie est un enjeu existentiel, les poètes qui ont questionné la nature de la poésie et ses outils, la relation entre le poète, soi, son héritage poétique, la langue et le monde. Ces poètes ont assimilé ce qui avait été accompli avant eux mais aussi parallèlement à eux et l’ont transformé à des degrés divers en leur accomplissement propre. Ils ont accordé à l’expérience personnelle un statut central dans leurs poèmes. Leur langue est dépourvue de slogans directs, qu’ils relèvent de l’idéologie, de la sexualité, de la didactique, de tout ce qui en principe relève de la communication et non de la poésie. Ce sont des poètes qui ont consacré leur vie à leur pratique poétique. Ils ont considéré la poésie comme un acte de foi, comme une identité en mouvement qui s’ouvre sur l’avenir. Ils ont tenté de créer de nouvelles formes d’expression et une nouvelle langue dans la langue. Ils ne revendiquent pas le « statut » ni le « métier » de poètes. J’ai écarté les écrits descriptifs, purement factuels, chargés d’épithètes, de pathos, les banalités qui prétendent être de la poésie, qui se caractérisent par un langage relevant de la pure communication. La question du genre n’est pas entrée dans mes critères de choix. Car pour moi la poésie n’est pas une affaire sociologique et la question des quotas concernant le genre masculin ou féminin du poète n’y a pas sa place. Il n’existe qu’une seule mesure, celle de la poésie. La poésie arabe contemporaine est redevable dans ses formes, son esthétique, son climat, à de nombreuses traductions qui sont devenues parts du patrimoine poétique arabe. La vraie poésie est par nature universelle. Les poèmes que j’ai choisis rejoignent dans leur vision de l’humain et la structure de leur langue mes lectures de la poésie du monde. Il y a des poèmes qui reflètent des poèmes de Rilke, Ritsos, Nicolas Vaptzarov, Attila Jozef, Vasco Popa, Attilio Bertolucci, etc. J’ai traduit ce que j’aime. Le traducteur est un passeur, mais pas seulement, il est aussi un créateur, de valeurs poétiques et culturelles de l’Ailleurs vers Ici. Pour accomplir cette œuvre, il lui faut trouver quelque chose de suffisamment précieux et riche qui lui permette de faire entrer l’Autre dans la culture d’Ici, dans un mouvement d’aller-retour entre deux langues et deux cultures, ouvrant Ici à l’Ailleurs et inversement.



Je suis étonné que certains soient contrariés de mes choix parce que je n’ai pas mis leur ami(e), sœur, frère, etc. dans l’anthologie ou bien qu’ils m’aient demandé de supprimer certains poètes de l’anthologie parce qu’ils ne partagent pas les mêmes orientations politiques qu’eux, ou encore n’ont pas la même appartenance confessionnelle. Ces personnes, qui se réclament du monde des lettres, faisant fi de toute déontologie et dignité, me demandent de faire le choix à ma place ! Ils voudraient composer à ma place mon anthologie, mon bouquet de fleurs, que j’apporte en offrande à l’autel. Ce sont les poèmes qui m’ont appelé avec ce qu’ils portent comme valeur poétique pour que je les traduise.



Hussein Bin Hamza : On constate que tu n’as pas englobé toute la poésie de la génération des années 60. Pourquoi ?



Saleh Diab : Je n’ai pas composé l’anthologie selon l’ordre des générations. La poésie à mon sens est affranchie de la temporalité. Ce que l’on a appelé « la poésie des années 60 » se divise en trois catégories. La première est la catégorie des poètes qui puisent à la poétique d’Adonis pour la reproduire. Ces poètes-là n’ont pas posé de questions sur la poétique d’Adonis, se contentant de l’imiter, avec naïveté parfois.



La deuxième catégorie est constituée de poètes qui écrivent des poèmes selon une esthétique qui rejoint la poésie de la résistance en Palestine et au Sud du Liban. Rappelons que la poésie de la résistance est une reproduction de la poésie de Nizar Kabbani avec des messages politiques. Les poètes de la deuxième catégorie ont écrit des textes liés à l’histoire, à la sociologie, portant un message. Les deux catégories sont à mon avis conventionnelles, elles sont un ressassement de ce qui a déjà existé en poésie et ne cherchent pas à créer ni à inventer.



La troisième catégorie comprend les poètes qui ont montré une conscience poétique et qui ont réussi à inventer une écriture qui dépasse les deux premières catégories. Ils ont pris la poésie comme le prolongement de leur corps et de leur esprit. Ces poètes syriens ont vécu au Liban. Ce sont les poètes syriens dont l’expérience a mûri dans l’horizon de liberté de la ville de Beyrouth. Ils ont découvert des formes, inventé des styles d’écriture en s’ouvrant sur le monde. Même à présent, quand je lis leurs poèmes, je sens leur fidélité à la poésie qu’ils ont prise comme une sorte de processus créatif intérieur au sein duquel la vue se transforme en une vision. La poésie est liée à la vie intérieure en son tréfonds, ils ont reconstruit et recréé le monde. Cette catégorie a posé des questions fondamentales sur l’identité de la poésie et la relation du poète avec soi, la langue, l’héritage, le monde. Leurs poèmes, liées à la mort et à la vie, embrassent une vision cosmique. Le poète, chez eux, est responsable non seulement de son poème mais du monde entier. Leur poésie me parle jusqu’à aujourd’hui.



Hussein Bin Hamza : Dans les années 90 tu t’es borné aux expériences poétiques révélées par le Forum Littéraire des Jeunes Écrivains de l’Université d’Alep ; tu n’as inclus aucune des jeunes voix du troisième millénaire commençant, pourquoi ?



Saleh Diab : Je ne regarde pas la poésie à travers le découpage générationnel. Les poèmes classiques de Badawi al Jabal me parlent plus que tout ce que tu appelles « voix du troisième millénaire ». L’anthologie n’est pas structurée selon les générations. Au cours des années 90, la ville d’Alep a été un chantier littéraire et un affluent de la littérature syrienne dans le roman et la poésie moderniste. A mon avis le Forum a été le dernier laboratoire littéraire syrien. Les poètes du Forum ont témoigné d’une conscience poétique aiguë, et bien qu’il n’y ait pas eu de grosse production poétique, leurs poèmes ont résisté à l’épreuve du temps. Ils ont questionné le poème de la revue « Poésie »/« Shi’r », le poème des années 70 qui s’appuie sur la parole quotidienne, ils ont puisé aux expériences esthétiques de quelques poètes libanais des années 70, s’ouvrant sur la poésie traduite. Ils se sont également nourris à l’héritage classique, interrogeant le statut du poète et la relation entre poétique, esthétique et politique. Leurs poèmes sont intemporels tout en étant inscrits dans le temps et l’expérience humains. Leur souci n’était pas la notoriété, le poète pouvait n’avoir écrit qu’un seul livre ou même un seul poème durant toute sa vie, mais son œuvre devait être marquée par son empreinte esthétique personnelle.



Le problème des voix du troisième millénaire, comme tu les appelles, est celui de la lecture : ils n’ont pas bien lu la poésie arabe contemporaine dans son ensemble ni Khalil Joubran ni Al – Rihani ni les poètes de la revue «Shi’r », ni les pionniers irakiens ni le groupe de Kirkuk ni les poètes libanais et syriens modernistes. Leurs écrits montrent la faiblesse de leur niveau.



Hussein Bin Hamza : Ta traduction des poèmes choisis montre que tu composes ton propre livre en français, ton goût. As-tu éprouvé du plaisir à l’écriture de ce livre à travers la transposition, la recomposition, la recherche de nouveaux équilibres, d’images, etc. ? Considères-tu que tu as fait œuvre en traduisant ?



Saleh Diab : […] La traduction m’a permis d’entrer dans le sanctuaire intime des poètes et d’observer leur atelier et de les suivre minutieusement dans leur création poétique. Elle m’a permis une lecture approfondie des œuvres et m’a donné accès à la fabrique poétique, ce que je n’aurais pu faire au cours d’une simple lecture. Peut-être avais-je envie de m’approprier à travers la traduction les poèmes que j’aimais, rêvant que je suis tous les poètes que je traduis. Dans la traduction l’écriture et la lecture vont de paire et on peut dire qu’ici il y a quelque chose de l’amour. […] Je me suis efforcé avec persévérance de transposer l’esprit des poèmes dans un autre corps linguistique, je les ai réincarnés pour les faire vivre dans un autre corps. En conclusion, je trouve que l’horizon de cette anthologie est humain par excellence. Les poèmes que j’ai choisis ne se réfèrent ni à un temps ni à un lieu précis mais à un temps et un lieu humains. En lisant ces poèmes, je n’ai pensé ni à leur forme ni à leur contenu mais un grand désir ontologique m’a traversé. Le poème ici n’est pas juste le résultat d’une construction de la langue mais il est un talisman qui me donne accès au monde mystérieux auquel je n’ai pas d’explication rationnelle. « Diffa talitha »



Saleh Diab, Poésie syrienne contemporaine (anthologie), édition bilingue, Le Castor Astral, mars 2018, 352 pages, 20 €


Lien : https://diacritik.com/2018/0..
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