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Citation de ushowtime


Il était venu à New York comme l'Arpenteur dans Le Château de Kafka : dans la chute, in extremis, en proie à un espoir irréaliste. Il s'était trouvé un cantonnement, bien plus confortable que celui du pauvre Arpenteur, et depuis lors avait écumé les rues, à la recherche d'une porte d'entrée, se disant que la grande Métropole pourrait le guérir, lui, l'enfant des villes, si seulement il parvenait à trouver son cœur magique, son cœur invisible et hybride. Cette proposition mystique avait clairement détérioré le continuum autour de lui. Les choses semblaient obéir à la logique, selon les lois de la vraisemblance psychologique et de la profonde cohérence interne de la vie citadine, alors qu'en fait tout n'était que mystère. Mais peut-être qu'il n'était pas le seul à voir son identité craquer aux coutures. Derrière la façade de cet âge d'or, de cette époque d'abondance, les contradictions et l'appauvrissement de l'Occidental, ou disons de la personne humaine en Amérique, s'accentuaient et s'aggravaient. Peut-être cette immense désintégration était-elle visible dans cette ville des riches parures et des cendres secrètes, en cette ère d'hédonisme public et de peur privée.

Un changement de direction était nécessaire. L'histoire à laquelle vous mettiez fin n'était peut-être jamais celle que vous aviez commencée. Oui ! Il allait reprendre sa vie de zéro, ressouder ses moi épars. Ces changements en lui qu'il recherchait, il les provoquerait lui-même. Fini, la dérive nauséabonde. Comment avait-il pu se persuader que ce havre mercantile le sauverait, cette Gotham où le Jokers et Pingouins se déchaînaient sans un Batman (ou même un Robin) pour contrarier leur plans, cette Métropolis bâtie en kryptonite où nul Superman n'osait mettre le pied, où la richesse était confondue avec ceux qui la possédaient et le plaisir de posséder avec le bonheur, où les gens vivaient des existences si policées que les grandes vérités rugueuses de la fruste existence avaient été poncées et lustrées, et où les âmes humaines avaient erré dans le plus grand isolement pendant si longtemps que c’est tout juste si elles savaient encore se frôler : cette cité où la légendaire électricité alimentait les barrières électriques qu’on érigeait entre hommes, mais aussi entre hommes et femmes ?

La chute de Rome n’était pas due à l’affaiblissement de ses armées, mais au fait que les Romains avaient oublié ce que signifiait être Romain. Se pouvait-il que cette nouvelle Rome fût en fait plus provinciale que ses provinces ; que ces nouveaux Romains aient oublié ce qu’il convenait d’estimer, et de quelle manière ? Mais l’avaient-ils jamais su ? Tous les empires étaient-ils aussi indignes, ou celui-ci était-il particulièrement mal dégrossi ? N’y avait-il plus personne, au sein de toute cette activité trépidante et de cette plénitude matérielle, qui fût intéressé par l’exploration du cœur et de l’esprit ? O Amérique du Rêve, la quête de la civilisation devait-elle s’achever dans l’obésité et les futilités, chez Roy Rogers et Planet Hollywood, avec USA Today et E ! ; dans la cupidité des jeux télévisé, ou dans le voyeurisme à la petite semaine ; ou dans le confessionnal éternel de Ricki, Oprah et Jerry, dont les invités s’entretuaient après l’émission ; ou dans un regain d’ineptes comédies conçues pour des publics adolescents dont les rires gras et ignares rebondissaient sur l’écran argenté ; ou aux tables inaccessibles de Jean-George Vongerichten et d’Alain Ducasse ? Qu’était-il advenu de cette quête des clefs secrètes qui ouvraient les portes de l’exaltation ? Qui avait démoli le Capitole pour le remplacer par une rangée de chaises électriques, ces machines de mort démocratiques où tous, innocents, coupables, attardés mentaux, pouvaient venir expirer côte à côte ? Qui avait pavé le Paradis pour y construire un parking ? Qui avait voté pour George Bush-trou et Al Gore-Tex ? Qui avait sorti Charlton Heston de sa cage puis s’était demandé pourquoi des gosses se faisaient descendre ? Et le Graal, Amérique ? O vous, Galaads yankees, vous Lancelots suddistes, ô Parsifals des abattoirs, qu’avez-vous fait de la Table ronde ?

Il sentit une houle monter en lui et ne fit rien pour la refouler. Oui l’Amérique l’avait ensorcelé ; oui, son éclat l’avait excité, ainsi que sa vaste puissance, et à présent il était en danger. Ce qu’il attaquait chez elle, il devait également le combattre en lui. Il en venait à désirer ce qu’elle promettait et ne donnait jamais. Tout le monde était américain, maintenant, ou du moins américanisé : les Indiens, les Iraniens, les Ouzbeks, les Japonais, les Lilliputiens, tous. L’Amérique était le terrain et sa balle. Même l’anti-américanisme était de l’américanisme déguisé, car il reconnaissait que l’Amérique était le seul match à l’affiche et la question américain la seule affaire en cours. Et donc, comme tout un chacun, Malik Solanka arpentait ses vastes canyons en tendant sa casquette, tel un suppliant à genoux devant un festin. Mais ca ne voulait pas dire qu’il était incapable de la regarder dans les yeux. Arthur avait échoué, Excalibur était perdue, et le sinistre Mordred était roi. A ses côtés, sur le trône de Camelot, était assise sa reine, sa sœur, la fée-sorcière Morgane.
(p140)
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