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Citation de hcdahlem


(Les premières pages du livre)
LIVRE I
LES DÉSASTRES DE LA GUERRE
Ils enjambent des têtes dont la vie n’est plus qu’un songe, contournent, sous une lumière vacillante, un tapis de bras et de jambes aussi noirs que du charbon, passent devant des brancards mouillés de sang sur lesquels repose une cohue de corps. Un homme plante son couteau dans un mollet qu’il utilise comme appât pour un rat brun qui se fâche dès qu’on lui retire sa pitance ; les autres s’enfièvrent d’admiration, poussent des vivats. Deux garçons accourent, brandissant des mains tranchées avec lesquelles ils jouent à se donner des claques sous le regard d’un camarade qui assiste à la scène, bâillant d’ennui. Et dans ce préau des fous où l’effroi s’est mué en indifférence, le sommeil de la raison engendre des monstres, celui qui porte un collier d’oreilles humaines est un roi et les morts qui ont donné leur corps à la science nourrissent la puissance d’anéantir des vivants. Ils boivent, ils fument, ils font mijoter des os dans de l’eau de Javel, boivent encore, puis s’en vont. Tout cela a eu lieu tous les jours pendant trente ans, rue des Saints-Pères, à Paris, au cinquième étage de l’université de médecine hébergeant le plus grand laboratoire européen d’anatomie.

Il était, je m’en souviens, environ 9 heures quand, le 7 juillet 2022, je vis jaillir cet article consacré au charnier de l’université sur le fil d’actualité de mon ordinateur. Ce matin-là, alors que je fixais la coulée noire de café qui coagulait au fond de mon gobelet, une chose m’avait traversé l’esprit. Un jour, paraît-il, la lumière fut. Mais depuis, qu’elle soit encore n’efface pas ceci: le cul du monde est plein de merde. Et, sous le soleil, le sage comme le fou avalent ses vents.

Je m’appelle Camille Cambon. J’ai quarante-huit ans. Je ne sais pas pourquoi j’en suis venue un soir, affalée sur la couette jaune de mon lit, à cliquer sur un mail perdu au milieu de tant d’autres. Tout comme je ne sais plus s’il faut être fou pour devenir médecin ou si c’est bien l’exercice de la médecine qui finit par détruire notre raison. Toute cette histoire restera énigmatique à qui n’accepte pas de s’armer de sa propre part de ténèbres pour aller à la rencontre de ce qui peut arriver aux êtres humains. Il m’est difficile d’admettre qu’on puisse vivre pendant tant d’années auprès de gens que l’on pensait connaître, sans se rendre compte de rien. Il m’est encore plus difficile d’admettre que le démon de la connaissance peut nous dévorer jusqu’à la folie. Avant, je croyais que chacun d’entre nous vivait dans un monde où la science fournissait des solutions bien meilleures que les dieux et nous permettait d’accéder à la nature réelle des êtres et de toute chose. Maintenant, je sais que non. D’un corps qui perd la tête dans un baiser reçu pour la première fois, de la mitraille des canons bourrés de clous et de chaînes, comme du mouvement de la brosse d’un pinceau sur la toile, il en va de même. Amour, guerre ou peinture vivent leur vie propre, nul ne sait ce qu’ils vont accomplir. Ils font de nous ces joueurs qui pensent jouer, puis soudain s’aperçoivent, interdits, ahuris, médusés, que c’est d’eux que l’on s’est joué.
Ce n’était pas pire que n’importe quelle guerre ; c’était juste la nôtre. Et comme toutes les guerres, elle avait ses désastres, ses princes inflexibles, ses combattants aussi mal préparés qu’intrépides, ses sentinelles nonchalantes, ses idéalistes sacrifiés, ses déserteurs et ses traîtres, et elle était humaine, et donc misérable. Mais deux siècles avant que tout cela n’arrive, le peintre Francisco de Goya l’avait vu. Il avait tout vu. Il savait ce que nous deviendrions, gravant à l’eau-forte ou propageant à la gouache le grand éventail des grains et des nuances de notre vie actuelle, nos vices, nos abîmes, nos embûches vulgaires, nos rêves extravagants, le dédale de nos sentiments feints, nos postures grotesques sur des tréteaux de foire, nos faux devins, nos bardes de l’irrationalisme fervent, nos pitres ventriloqués par des ogres, nos moines, nos juges, nos censeurs à la petite semaine et notre goût pour la stupidité qui s’exhibe, boursouflée d’elle-même. Nous sommes les personnages d’un tableau où courent les demi-tons de nos actions, les traces de nos repentirs, les lumières et les ombres de nos pensées et dans lequel, suspendus entre nos médiocrités et nos grandeurs, nos presque oui et nos presque non, nous marchons, dormons, rions, rêvons, pleurons. Et qui sait à quelle étreinte, à quelle bataille, à quelle vision nous irons, demain, nous enchevêtrer afin de devenir matière à penser, matière à peindre ? Personne. Mais nous continuerons la quête pour retrouver les palais disparus de l’enfance, inventer d’autres beautés, tisser la nuit avec le jour, nos rêves avec nos actions les plus lucides, retourner avec une tendresse implacable sur ce qui dans nos vies n’a pas eu lieu, attacher nos pas à ceux des autres êtres humains, ceux qui sont venus, ceux qui viendront.

Il existe, pour chaque médecin, des dates qui l’ont fait et dont il se souviendra jusqu’au soir de sa vie. L’annonce tant espérée du passage de la première à la deuxième année ; la première confrontation à un cadavre ; le premier jour de stage à l’hôpital ; l’internat ; la première intervention, en équipe, puis seul ; la première publication.
Désormais, je sais qu’en tête des plus importants événements de ma vie il y a une autre date: le 16 octobre 1888. À un groupe de jeunes internes, j’ai demandé un jour s’ils connaissaient l’histoire de Goya. Ils m’ont surprise: oui. Certains savaient même toutes sortes de choses précises et contradictoires à son sujet: « Il est né au XVIIIe siècle, probablement plusieurs décennies avant la Révolution française »; « Il a vécu à l’époque de Voltaire et de Rousseau, de Goethe, de Robespierre, puis de Napoléon », « Il a eu une enfance misérable, puis il est devenu peintre du roi »; « Oui, c’était un peintre de cour. Il a représenté, à la Watteau, les grands et les puissants de son temps. Et puis, un jour, il est devenu complètement sourd et a sombré dans la folie » ; « Il a contracté la syphilis, ou bien une encéphalopathie saturnine, ou peut-être un œdème cérébral lié à une poussée hypertensive, voire un syndrome de Susac. Ça l’aurait rendu sourd » ; « Il était fou, ah ça oui, mais c’était un génie » ; « Et alors ? Aucun rapport. Il ne suffit pas d’être fou pour être génial, regarde, toi, par exemple » ; « Il a gravé une comédie humaine équivalente à ce qu’a fait Balzac en littérature » ; « Ses gravures sur la guerre sont si saisissantes que quand on voit ses soldats lynchés, pendus à un arbre, on sent presque un nœud se serrer autour de la gorge ». Tout est vrai, rien n’est vrai.

2
Réduire une vie à une seule action, c’est ce que fait tout le monde, ou presque. Pas les médecins légistes. Je m’occupe d’innocents morts comme de salauds morts, de bébés noyés dans leur baignoire et plongés dans la nuit prématurée de la mort, de héros magnanimes dont le corps a fourni la carrière de la vie, de terroristes, la poitrine explosée, avec le rictus figé encore intact de leur carnage dément, d’enfants qu’on retrouve décapités à côté de leur mère dans un parking souterrain, de réfugiés tombés, gelés à mort, du train d’atterrissage d’un avion, et dont les jambes vous arrivent dans un sac, le tronc et les bras dans l’autre, de tous ceux que le dur amour et ses poisons cruels ont consumés, d’adolescents égorgés par leurs camarades, de ceux qui par leur art ont embelli nos vies, d’influenceuses mortes après une banale intervention de chirurgie esthétique, de connards à couperose que leurs femmes ont exécutés d’une balle après s’être fait tabasser pendant des années, de mes chers collègues qui mangent des champignons cueillis puis cuisinés en toute connaissance de cause, de vieillards, oubliés des leurs, qui pourrissent puis se dessèchent dans leur appartement, des tristes ombres de ceux qui, sans être coupables, ont tourné contre eux-mêmes leurs mains violentes et qui, ayant pris la lumière en horreur, ont rejeté leur âme – des bons comme des méchants, des saints comme des ordures. De ceux aussi qui ne sont ni l’un ni l’autre. De ceux qui sont les deux. Car, voyez-vous, on ne peut pas cacher grand-chose au genre de médecin que je suis – du moins pendant longtemps l’ai-je cru. Un meurtre peut être maquillé en suicide ; un suicide grimé en meurtre. Mais un mort ne ment jamais. Peau et organes sont un livre dans lequel presque tout ce que nous avons soigneusement dissimulé aux autres peut se lire après notre mort. Vous fumez trop ? Un jour, je le saurai. Vous êtes diabétique et vous vous piquez en cachette à l’insuline ? Je le saurai. Vingt-quatre heures avant de mourir, vous avez eu une relation sexuelle avec quelqu’un d’autre que votre conjoint officiel ? Je finirai aussi par le savoir.

3
Jour. Réveille-matin. Douche. Ma chérie, c’est l’heure d’aller à la crèche, à l’école, au collège. Les années donnent l’illusion que le temps passe mais, décidément, c’est toujours déjà l’heure. Piaillements, protestations, gloussements étouffés. Au visage auréolé de boucles noires émergeant difficilement de la couette, opposer le ciel sans étoiles de la loi morale. Les parents travaillent et les enfants vont à la crèche, à l’école, au collège, c’est comme ça. À ce soir, mon cœur.
Blouson. Gants. Casque. Avaler à moto le périphérique depuis la porte de la Chapelle jusqu’au viaduc de Saint-Cloud. Couper à travers bois, traverser Versailles, passer Vaucresson, joues brûlantes, yeux irrités. Putain, mec, mais bouge ta bagnole de là. Piler devant l’hôpital. Badge entre les dents, se pencher vers la borne jusqu’au niveau de la petite fenêtre noire sans lâcher le guidon. Ouverture. Clac. Allée centrale. Hurlement des ambulances. Bruit cadencé des chariots qui roulent sur le bitume. Relève des sentinelles qui fument, s’invectivent, courent à travers l’armada des voitures vers leur pavillon. Premières
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