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EAN : 9782021500325
240 pages
Seuil (18/08/2023)
3.51/5   240 notes
Résumé :
En 2022, en pleine crise de l’hôpital, Camille Cambon, médecin légiste vaillante et brillante, reçoit un mail énigmatique. Il y est question du peintre Goya et de son crâne volé après son inhumation à Bordeaux en 1828, et dont on a depuis perdu la trace. D’abord portraitiste officiel de la cour, aimé des puissants, le maître espagnol devint, à la suite d’une maladie, l’observateur implacable et visionnaire des ténèbres de l’âme humaine.
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Critiques, Analyses et Avis (65) Voir plus Ajouter une critique
3,51

sur 240 notes
°°° Rentrée littéraire 2023 # 45 °°°

Camille, la narratrice de 48 ans, est médecin légiste. On fait sa connaissance lors d'un sidérant premier chapitre qui fait écho à un sordide fait divers de juillet 2022 : après la découverte d'un charnier au Centre du don de corps de l'université de médecine Paris-Descartes ( des corps démembrés, entassés dans des conditions de conservation indignes ), c'est un trafic d'organes qui se dessine. Camille est sous le choc - le lecteur aussi - comme une annonce des révélations à venir sur sa famille qui vont ébranler ses certitudes et bouleverser sa vie.

« Je regardais les immeubles, la foule. Je vis soudain toutes les maisons de verre et d'acier, et avant cela de pierre, et avant cela de brique, et avant ce la de torchis et de bois, qui avaient été construites là. Et, sous le bitume, la terre gorgée de larves et de feuilles, de rêves héroïques, de sang, et d'ossements. Il ne faut jamais mentir à personne, me dis-je en contemplant un masque chirurgical usagé qui gisait à mes pieds. A personne, sauf peut-être aux gens qu'on aime. »

Les parents de Camille, lui célèbre médecin légiste, elle généraliste, décédés lors d'un accident de plongée, lui ont beaucoup menti. Ou plutôt, ils lui ont caché beaucoup de choses. Il est temps pour Camille D explorer la part d'ombre de ses légendes familiales avec lesquelles elle a grandi et s'est construite.

La première partie surprend par sa description enlevée du quotidien d'un médecin légiste, teintée d'une ironie feutrée et d'un certain humour qui n'excluent pas l'émotion ( magnifique scène où Camille mange des chocolats avec la maman d'un fils dont elle a autopsié le corps ). On sent qu'il y a un mystère à résoudre, on est surpris par ces références à Goya qui détonne ... avant de se rendre compte que l'énigmatique titre du premier chapitre ( Les Désastres de la guerre ) est celui d'une oeuvre du peintre espagnol.

« Chaque corps était un royaume qui s'était donné pour centre à l'univers. Chaque cas composait un pan de la fresque qui, quand j'aurais résolu toutes les énigmes, me donnerait une peinture synoptique, définitive, de la nature humaine. Il fallait continuer, je devais continuer. Je continuais. C'est alors que Goya a fait de nouveau irruption dans ma vie, qu'en fait il n'avait jamais quittée. »

Et puis arrive la deuxième partie, « Le Songe de la raison » ( aussi un titre emprunté à Goya ). Sarah Chiche opère un changement de braquet spectaculaire, en changeant de narratrice avec l'irruption inattendue d'un personnage, à peine mentionnée dans la première partie au point qu'il n'avait qu'à peine attiré mon attention, et qui va apporter un éclairage saisissant sur l'histoire des parents de Camille. On est happé par son quasi récit monologue face à Camille, mise en scène virtuose dans laquelle des détails de la première partie prennent sens et s'enflamment.

Et la captivante trame autour de Goya se déploie, Goya qui a dévoré la vie de ses parents puis la sienne sans qu'elle s'en rende compte, tel Saturne dévorant ses enfants . Goya et l'histoire dingue de son crâne volatilisé lors de son inhumation en 1828 dans le cimetière de la Chartreuse à Bordeaux. Sarah Chiche présente les théories classiques sur la disparition du crâne de Goya et en invente de nouvelles autour de cette relique d'un génie.
Sarah Chiche régale en mêlant magnifiquement quête familiale et enquête sur le crâne de Goya.

Depuis Les Enténébrées et Saturne, on connait les obsessions de l'autrice : l'expérience du deuil au centre du rapport au monde et la difficulté d'inventer sa vie hors du tracé familial. Avec Les Alchimies, elle va au-delà. Lorsque Camille reprend la narration, elle va devoir regarder en face l'emprise de héritage parental sur sa vie et percer le secret de «  ce qu'il y a dans toutes les têtes (qui) s'apparente à un opération alchimique ».

Même si le dénouement est un peu timide par rapport à la flamboyance qui a précédé, j'ai refermé le livre acquis à lui, à son romanesque qui souffle haut, à ce portrait de femme singulier et lumineux, à cette écriture puissante qui vibre de partout.




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Médecin légiste, la narratrice Camille Cambon se défend des sombres et macabres réalités du monde et de son métier en cultivant l'humour noir et la froideur. Médecins eux aussi – éminent légiste pour l'un, généraliste pour l'autre –, ses parents n'ont pas survécu à un accident de plongée survenu une trentaine d'années plus tôt, quand elle avait seize ans. Ils se passionnaient pour Goya, le peintre aragonais inhumé en 1828 à Bordeaux, mais… sans sa tête. C'est à leur propos que Camille reçoit un jour un e-mail en provenance d'un mystérieux correspondant bordelais. Celui-ci a des révélations à lui faire quant au passé de ses parents, à leur passion dévorante pour la partie la plus noire de l'oeuvre de Goya et aux extrémités auxquelles leur quête du crâne disparu les a menés.


« Toute cette histoire restera énigmatique à qui n'accepte pas de s'armer de sa propre part de ténèbres pour aller à la rencontre de ce qui peut arriver aux êtres humains. » le cadre est posé d'emblée et ne va cesser de nous confronter à nos aspects les plus sombres, au gré d'un terrifiant jeu de miroir rapprochant certaines violences actuelles de celles dont Goya se fit l'écho brutal dans ses oeuvres les plus noires. Aux suppliciés peuplant de leur douleur nue les toiles du peintre vont d'abord répondre, dans une première partie lui empruntant le titre « Les désastres de la guerre », une tout aussi horrifique mosaïque de faits récents. Scandale du charnier de l'université Paris-Descartes et révélation dès 2019 d'un trafic de corps humains, hécatombe de la pandémie de Covid dans des hôpitaux déjà en crise, aspects les plus sordides accompagnant les fonctions d'un médecin légiste… : un condensé de scènes effroyables, évoquées sans fard dans leur vérité la plus macabre, soufflète le lecteur, saisi entre horreur et émotion, au fil d'un récit dont la férocité caustique n'a d'égale que sa lucidité désespérée.


C'est aux côtés d'une narratrice ébranlée et au bord de la crise de nerfs que l'on s'engage alors dans la seconde partie du roman, très différente de ton puisque relatée, non sans mélancolie cette fois, par une vieille connaissance des parents de Camille. Intitulée, toujours d'après Goya, « le songe de la raison », cette portion du récit va faire la lumière sur la véritable histoire d'un trio que « le démon de la connaissance » aura fini par « dévorer jusqu'à la folie ». Des errances phrénologiques à la quête du crâne disparu de Goya en passant par d'étranges sabbats dans les catacombes de Paris, c'est un visage totalement inattendu, de ses parents et du parrain qui l'a prise en charge orpheline, que Camille va découvrir en même temps qu'un monstrueux secret de famille. A trop flirter avec « la ligne de partage entre les vivants et les morts », les apprentis médecins qu'ils furent ne surent pas résister à leur fascination pour les gouffres. « le sommeil de la raison engendre des monstres », soulignait il y a deux siècles le titre d'une gravure de Goya… « Science sans conscience n'est que ruine de l'âme » a t-ton envie de lui répondre.


Egalement psychologue clinicienne et psychanalyste, Sarah Chiche cache dans les plis de ce thriller gothico-macabre l'anamnèse d'une femme parvenue au point de rupture et qui, comme lors d'une cure psychanalytique, prend soudain conscience des courants souterrains et des transmutations à l'oeuvre dans son histoire familiale : toute une alchimie mise au jour par le verbe, terriblement vrai, de l'écrivain. Coup de coeur.

Lien : https://leslecturesdecanneti..
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L'alchimie m'a d'abord semblé parfaite. La plume superbe. L'incipit qui évoque un mystérieux mail, une enquête ténébreuse, des secrets de famille et le peintre Goya a immédiatement piqué ma curiosité. Puis j'ai été intriguée par Camille, médecin légiste qui dégage une grande force mais qui se démène entre sa fille qui grandit, un travail de plus en plus éprouvant et les souvenirs obscurs qui jaillissent soudain.

Puis la machine s'est grippée. Voilà que Camille reçoit ce fameux mail qui l'entraîne à Bordeaux, ville où ses parents ont fait leurs études et se sont passionnés pour Goya. Un témoin inattendu lui révèle des pans insoupçonnés de leur histoire. Je n'en dévoilerai évidemment pas plus pour ne gâcher à personne le plaisir de la découverte. Mais pour ma part, je suis restée de marbre face à cette histoire.

« Il y a les beaux costumes et les bons costumes. le beau costume sent trop le propre. Il rappelle en permanence qu'on regarde une fiction. le bon costume, lui, dont vous maîtrisez la technique, est celui qui va si bien à l'acteur qu'on croirait qu'il est né dedans. »

Je n'ai pas cru une seule seconde aux dialogues de ces personnages vaniteux qui se prennent pour des « aventuriers de la connaissance » et étalent leur culture à longueur de phrases sur l'art, l'esprit et le génie. Je n'ai pas partagé la fascination qu'ils semblent susciter chez tout un chacun, agacée par leur narcissisme, leurs leçons de vie et leur mépris des autres. le faux article dithyrambique du Nouvel Obs sur l'un d'entre eux m'a semblé peu vraisemblable, voire un peu ridicule. de même que la capacité du témoin, des décennies plus tard, à citer mot pour mot de loooooongues tirades. C'est allé de mal en pis, les ultimes revirements m'ont semblé tomber comme un cheveu sur la soupe.

Et alors que la première partie était très bien rythmée entre présent et souvenirs de différentes époques, la seconde suit laborieusement (car parasitée par les dits monologues) la trame toute linéaire du récit du témoin surprise.

J'aurais aimé être aussi enthousiaste que d'autres lecteurs. N'hésitez pas à consulter aussi leurs avis et qui sait, peut-être partirez-vous à votre tour en quête du crâne perdu de Goya…
Lien : http://ileauxtresors.blog/20..
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L'ALCHIMIE N'A PAS PRIS.

Sarah Chiche nous conte l'histoire d'une double quête (que la protagoniste n'a pas demandé), celle du passé des parents, et celle du crane de Goya (pas Chantale, l'autre... laissez donc la maman de Pandi Panda en dehors de ça !).

Je vous raconte en quelques mots. Camille, brillante légiste, est orpheline, ses parents sont décédés tous les deux dans un accident de plongée quand elle avait 19 ans. C'est son parrain qui l'a élevée après le drame. Tous les trois étaient des fanas de Francisco Goya (pour ceux qui ne connaissent pas, voir "Saturne dévorant un de ses fils", c'est sympa).
Il étaient à la recherche de son crâne perdu (Je vous aurais bien fait la chanson d'Indiana Jones, mais on ne chante pas sur Babelio et c'est bien dommage).
Un jour Camille reçoit un mail mystérieux qui l'invite à Bordeaux pour parler de Goya. Et là débarque une amie des parents et du parrain que Camille ne connait n'y d'Eve ni d'Adam, même que c'est aussi la soeur de son chef ! Bref nous avons-là un personnage fourre-tout peu crédible qui va lui raconter la jeunesse de ses parents à la recherche du fameux crâne.
Elle va lui raconter un secret de famille, qui n'est pas joli joli, mais qu'on ne comprend pas trop non plus pourquoi il aurait hanté les parents jusqu'à leur mort.
Reste Goya, on développe certaines hypothèses autour de la disparition du crâne du peintre et c'est assez sympa, mais point d'analyse de peinture, tout ça est survolé.

En conclusion un début plein de promesse avec une chouette intrigue... qui part vite en couille avec l'apparition du personnage fourre-tout. Je m'attendais franchement à mieux.
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Où il est question de médecine légale, mais aussi de Goya et d'une histoire familiale complexe et dramatique !

Camille est médecin légiste à Paris, comme l'était son père qui a su lui transmettre l'amour de ce métier pas comme les autres. Alors que l'affaire des charniers de l'IML secoue le monde des médias, Camille reçoit un curieux mail, lui proposant une rendez-vous pour échanger autour du destin du crâne du peintre Goya, dont l'oeuvre et la vie avaient passionné ses parents dans leur jeunesse.


La curiosité m'emportera sur la méfiance et Camille rencontre l'auteur du message…


Beaucoup plus romanesque que ses écrits précédents, Les Enténébrés ou Saturne, on retrouve malgré tout les thèmes favoris de l'autrice : les racines familiales, la genèse de l'art, l'appétence pour les âmes torturées.

Ce genre lui réussit plutôt bien, on s'attache très vite aux personnages actuels ou évoqués dans le récit de l'interlocutrice mystérieuse. L'évocation de la vie et de l'oeuvre de Goya vient donner cette ambiance sombre et tourmentée qui sied bien à l'histoire.

C'est riche et bien documenté, y compris sur la déliquescence de nos établissements médicaux.

Un coup de coeur pour moi

240 pages seuil 18 août 2023

Lien : https://kittylamouette.blogs..
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critiques presse (5)
LaPresse
05 décembre 2023
Incursion dans les excès tragiques et les expérimentations de jeunes étudiants en médecine, jusque dans la noirceur des catacombes où sera créée une société secrète de médecins, ce roman sombre et audacieux explore les pulsions destructrices qui se cachent derrière le grand génie et le démon de la connaissance.
Lire la critique sur le site : LaPresse
LeFigaro
31 octobre 2023
Qu’est-il arrivé au crâne de Goya lors de l’exhumation du peintre, en 1828? L’auteur mène l’enquête dans un thriller gothico-macabre.
Lire la critique sur le site : LeFigaro
LaLibreBelgique
15 septembre 2023
Sur la trace du crâne disparu de Goya, une réflexion sur l’insondable des génies.
Lire la critique sur le site : LaLibreBelgique
Marianne_
06 septembre 2023
C'est le vacillement d'une existence, celle d'un médecin légiste, au cœur d'une terrible machination, qui intéresse Sarah Chiche pour son cinquième roman.
Lire la critique sur le site : Marianne_
LeMonde
04 septembre 2023
Sarah Chiche se réinvente comme autrice en faisant le pari de la pure fiction. Même si elle manifeste ici moins de maîtrise, on peut saluer le courage d’une telle tentative.
Lire la critique sur le site : LeMonde
Citations et extraits (42) Voir plus Ajouter une citation
Elle avait écrit un livre sur Madeleine Brès, la première femme autorisée à exercer la médecine à la condition expresse qu’elle ne s’occupe que de bébés, de mères et d’allaitement ; même si depuis les années 1960 les femmes avaient pu investir la médecine générale, racontait Léa, on entendait encore toutes sortes d’horreurs sur leur présence dans les cabinets. Tantôt on disait qu’elles s’installaient à domicile pour s’occuper de leurs enfants. Tantôt on leur reprochait de travailler cinquante heures par semaine et de sacrifier leur maternité. À l’occasion de la parution de son livre, Léa avait accordé un entretien qui avait fait grand bruit. Au journaliste qui lui demandait si, compte tenu de son engagement auprès de ses patients, elle n’avait pas l’impression de passer à côté de la maternité et de sacrifier sa vie personnelle, elle avait répondu : « Si j’étais un homme, jamais vous ne me demanderiez si, médecin avec un enfant en bas âge, je ne crains pas de passer à côté de la paternité. Je ne sacrifie pas ma vie personnelle. La médecine est ma vie personnelle. »
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Je m’appelle Camille Cambon. J’ai quarante-huit ans. Je ne sais pas pourquoi j’en suis venue un soir, affalée sur la couette jaune de mon lit, à cliquer sur un mail perdu au milieu de tant d’autres. Tout comme je ne sais plus s’il faut être fou pour devenir médecin ou si c’est bien l’exercice de la médecine qui finit par détruire notre raison. Toute cette histoire restera énigmatique à qui n’accepte pas de s’armer de sa propre part de ténèbres pour aller à la rencontre de ce qui peut arriver aux êtres humains. Il m’est difficile d’admettre qu’on puisse vivre pendant tant d’années auprès de gens que l’on pensait connaître, sans se rendre compte de rien. Il m’est encore plus difficile d’admettre que le démon de la connaissance peut nous dévorer jusqu’à la folie. Avant, je croyais que chacun d’entre nous vivait dans un monde où la science fournissait des solutions bien meilleures que les dieux et nous permettait d’accéder à la nature réelle des êtres et de toute chose. Maintenant, je sais que non.
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Il y avait, au moment même où Goya vivait à Bordeaux, un Autrichien du nom de Gall. Il était médecin et absurdement persuadé qu’on pouvait déterminer l'intelligence, le caractère ou les faiblesses morales d’un individu en étudiant la forme de sa tête. Il avait divisé la surface du crâne en aires, chacune prenant en charge une vertu ou un vice particuliers, une bosse étant la preuve irréfutable du développement d’une faculté; un creux, son défaut: ici, le sens esthétique des couleurs ; ailleurs, la sagacité; plus haut, le goût pour la volupté ou le penchant au meurtre. À sa suite, persuadés d’avoir mis au jour le secret des caractères humains, croyant qu’on pouvait avoir la bosse de la ruse, de la volupté ou du crime, à Londres, à Delhi, à Berlin, à Paris, tout un tas de savants se mirent à tâter des crânes de génies, de fous, de putains ou de criminels. Plus qu’une vague, c’était une véritable épidémie, comme l’avait été l’exorcisme et comme le furent les tables tournantes. On retrouve même la doctrine des bosses chez Balzac ou Poe. C’est aussi à ce moment-là qu'on commença à entreposer dans les recoins de certains hôpitaux des coupes de têtes dans des bocaux, dont vous avez peut-être déjà vu des reproductions dessinées : d'un côté, le visage intact, les yeux clos ; de l’autre, les os et la cervelle mis à nu. p. 142
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(Les premières pages du livre)
LIVRE I
LES DÉSASTRES DE LA GUERRE
Ils enjambent des têtes dont la vie n’est plus qu’un songe, contournent, sous une lumière vacillante, un tapis de bras et de jambes aussi noirs que du charbon, passent devant des brancards mouillés de sang sur lesquels repose une cohue de corps. Un homme plante son couteau dans un mollet qu’il utilise comme appât pour un rat brun qui se fâche dès qu’on lui retire sa pitance ; les autres s’enfièvrent d’admiration, poussent des vivats. Deux garçons accourent, brandissant des mains tranchées avec lesquelles ils jouent à se donner des claques sous le regard d’un camarade qui assiste à la scène, bâillant d’ennui. Et dans ce préau des fous où l’effroi s’est mué en indifférence, le sommeil de la raison engendre des monstres, celui qui porte un collier d’oreilles humaines est un roi et les morts qui ont donné leur corps à la science nourrissent la puissance d’anéantir des vivants. Ils boivent, ils fument, ils font mijoter des os dans de l’eau de Javel, boivent encore, puis s’en vont. Tout cela a eu lieu tous les jours pendant trente ans, rue des Saints-Pères, à Paris, au cinquième étage de l’université de médecine hébergeant le plus grand laboratoire européen d’anatomie.

Il était, je m’en souviens, environ 9 heures quand, le 7 juillet 2022, je vis jaillir cet article consacré au charnier de l’université sur le fil d’actualité de mon ordinateur. Ce matin-là, alors que je fixais la coulée noire de café qui coagulait au fond de mon gobelet, une chose m’avait traversé l’esprit. Un jour, paraît-il, la lumière fut. Mais depuis, qu’elle soit encore n’efface pas ceci: le cul du monde est plein de merde. Et, sous le soleil, le sage comme le fou avalent ses vents.

Je m’appelle Camille Cambon. J’ai quarante-huit ans. Je ne sais pas pourquoi j’en suis venue un soir, affalée sur la couette jaune de mon lit, à cliquer sur un mail perdu au milieu de tant d’autres. Tout comme je ne sais plus s’il faut être fou pour devenir médecin ou si c’est bien l’exercice de la médecine qui finit par détruire notre raison. Toute cette histoire restera énigmatique à qui n’accepte pas de s’armer de sa propre part de ténèbres pour aller à la rencontre de ce qui peut arriver aux êtres humains. Il m’est difficile d’admettre qu’on puisse vivre pendant tant d’années auprès de gens que l’on pensait connaître, sans se rendre compte de rien. Il m’est encore plus difficile d’admettre que le démon de la connaissance peut nous dévorer jusqu’à la folie. Avant, je croyais que chacun d’entre nous vivait dans un monde où la science fournissait des solutions bien meilleures que les dieux et nous permettait d’accéder à la nature réelle des êtres et de toute chose. Maintenant, je sais que non. D’un corps qui perd la tête dans un baiser reçu pour la première fois, de la mitraille des canons bourrés de clous et de chaînes, comme du mouvement de la brosse d’un pinceau sur la toile, il en va de même. Amour, guerre ou peinture vivent leur vie propre, nul ne sait ce qu’ils vont accomplir. Ils font de nous ces joueurs qui pensent jouer, puis soudain s’aperçoivent, interdits, ahuris, médusés, que c’est d’eux que l’on s’est joué.
Ce n’était pas pire que n’importe quelle guerre ; c’était juste la nôtre. Et comme toutes les guerres, elle avait ses désastres, ses princes inflexibles, ses combattants aussi mal préparés qu’intrépides, ses sentinelles nonchalantes, ses idéalistes sacrifiés, ses déserteurs et ses traîtres, et elle était humaine, et donc misérable. Mais deux siècles avant que tout cela n’arrive, le peintre Francisco de Goya l’avait vu. Il avait tout vu. Il savait ce que nous deviendrions, gravant à l’eau-forte ou propageant à la gouache le grand éventail des grains et des nuances de notre vie actuelle, nos vices, nos abîmes, nos embûches vulgaires, nos rêves extravagants, le dédale de nos sentiments feints, nos postures grotesques sur des tréteaux de foire, nos faux devins, nos bardes de l’irrationalisme fervent, nos pitres ventriloqués par des ogres, nos moines, nos juges, nos censeurs à la petite semaine et notre goût pour la stupidité qui s’exhibe, boursouflée d’elle-même. Nous sommes les personnages d’un tableau où courent les demi-tons de nos actions, les traces de nos repentirs, les lumières et les ombres de nos pensées et dans lequel, suspendus entre nos médiocrités et nos grandeurs, nos presque oui et nos presque non, nous marchons, dormons, rions, rêvons, pleurons. Et qui sait à quelle étreinte, à quelle bataille, à quelle vision nous irons, demain, nous enchevêtrer afin de devenir matière à penser, matière à peindre ? Personne. Mais nous continuerons la quête pour retrouver les palais disparus de l’enfance, inventer d’autres beautés, tisser la nuit avec le jour, nos rêves avec nos actions les plus lucides, retourner avec une tendresse implacable sur ce qui dans nos vies n’a pas eu lieu, attacher nos pas à ceux des autres êtres humains, ceux qui sont venus, ceux qui viendront.

Il existe, pour chaque médecin, des dates qui l’ont fait et dont il se souviendra jusqu’au soir de sa vie. L’annonce tant espérée du passage de la première à la deuxième année ; la première confrontation à un cadavre ; le premier jour de stage à l’hôpital ; l’internat ; la première intervention, en équipe, puis seul ; la première publication.
Désormais, je sais qu’en tête des plus importants événements de ma vie il y a une autre date: le 16 octobre 1888. À un groupe de jeunes internes, j’ai demandé un jour s’ils connaissaient l’histoire de Goya. Ils m’ont surprise: oui. Certains savaient même toutes sortes de choses précises et contradictoires à son sujet: « Il est né au XVIIIe siècle, probablement plusieurs décennies avant la Révolution française »; « Il a vécu à l’époque de Voltaire et de Rousseau, de Goethe, de Robespierre, puis de Napoléon », « Il a eu une enfance misérable, puis il est devenu peintre du roi »; « Oui, c’était un peintre de cour. Il a représenté, à la Watteau, les grands et les puissants de son temps. Et puis, un jour, il est devenu complètement sourd et a sombré dans la folie » ; « Il a contracté la syphilis, ou bien une encéphalopathie saturnine, ou peut-être un œdème cérébral lié à une poussée hypertensive, voire un syndrome de Susac. Ça l’aurait rendu sourd » ; « Il était fou, ah ça oui, mais c’était un génie » ; « Et alors ? Aucun rapport. Il ne suffit pas d’être fou pour être génial, regarde, toi, par exemple » ; « Il a gravé une comédie humaine équivalente à ce qu’a fait Balzac en littérature » ; « Ses gravures sur la guerre sont si saisissantes que quand on voit ses soldats lynchés, pendus à un arbre, on sent presque un nœud se serrer autour de la gorge ». Tout est vrai, rien n’est vrai.

2
Réduire une vie à une seule action, c’est ce que fait tout le monde, ou presque. Pas les médecins légistes. Je m’occupe d’innocents morts comme de salauds morts, de bébés noyés dans leur baignoire et plongés dans la nuit prématurée de la mort, de héros magnanimes dont le corps a fourni la carrière de la vie, de terroristes, la poitrine explosée, avec le rictus figé encore intact de leur carnage dément, d’enfants qu’on retrouve décapités à côté de leur mère dans un parking souterrain, de réfugiés tombés, gelés à mort, du train d’atterrissage d’un avion, et dont les jambes vous arrivent dans un sac, le tronc et les bras dans l’autre, de tous ceux que le dur amour et ses poisons cruels ont consumés, d’adolescents égorgés par leurs camarades, de ceux qui par leur art ont embelli nos vies, d’influenceuses mortes après une banale intervention de chirurgie esthétique, de connards à couperose que leurs femmes ont exécutés d’une balle après s’être fait tabasser pendant des années, de mes chers collègues qui mangent des champignons cueillis puis cuisinés en toute connaissance de cause, de vieillards, oubliés des leurs, qui pourrissent puis se dessèchent dans leur appartement, des tristes ombres de ceux qui, sans être coupables, ont tourné contre eux-mêmes leurs mains violentes et qui, ayant pris la lumière en horreur, ont rejeté leur âme – des bons comme des méchants, des saints comme des ordures. De ceux aussi qui ne sont ni l’un ni l’autre. De ceux qui sont les deux. Car, voyez-vous, on ne peut pas cacher grand-chose au genre de médecin que je suis – du moins pendant longtemps l’ai-je cru. Un meurtre peut être maquillé en suicide ; un suicide grimé en meurtre. Mais un mort ne ment jamais. Peau et organes sont un livre dans lequel presque tout ce que nous avons soigneusement dissimulé aux autres peut se lire après notre mort. Vous fumez trop ? Un jour, je le saurai. Vous êtes diabétique et vous vous piquez en cachette à l’insuline ? Je le saurai. Vingt-quatre heures avant de mourir, vous avez eu une relation sexuelle avec quelqu’un d’autre que votre conjoint officiel ? Je finirai aussi par le savoir.

3
Jour. Réveille-matin. Douche. Ma chérie, c’est l’heure d’aller à la crèche, à l’école, au collège. Les années donnent l’illusion que le temps passe mais, décidément, c’est toujours déjà l’heure. Piaillements, protestations, gloussements étouffés. Au visage auréolé de boucles noires émergeant difficilement de la couette, opposer le ciel sans étoiles de la loi morale. Les parents travaillent et les enfants vont à la crèche, à l’école, au collège, c’est comme ça. À ce soir, mon cœur.
Blouson. Gants. Casque. Avaler à moto le périphérique depuis la porte de la Chapelle jusqu’au viaduc de Saint-Cloud. Couper à travers bois, traverser Versailles, passer Vaucresson, joues brûlantes, yeux irrités. Putain, mec, mais bouge ta bagnole de là. Piler devant l’hôpital. Badge entre les dents, se pencher vers la borne jusqu’au niveau de la petite fenêtre noire sans lâcher le guidon. Ouverture. Clac. Allée centrale. Hurlement des ambulances. Bruit cadencé des chariots qui roulent sur le bitume. Relève des sentinelles qui fument, s’invectivent, courent à travers l’armada des voitures vers leur pavillon. Premières
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La maladie de votre père, je le comprends aujourd'hui , n'était pas à proprement parler la maladie d'un seul homme, mais la maladie humaine. Elle s'attaque en priorité aux plus doués. Pas aux illuminés, non. Aux êtres qui dissèquent tout, trop épris d'analyse et de raisonnement pour ne pas vivre leur intelligence comme une malédiction. Ils creusent les terres de l'esprit pour trouver de l'or, trop longtemps, trop loin, tant et si bien que coupant à travers la peau des âmes ils finissent par tomber sur leur propre carcasse collée à l'os du monde.
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Vidéo de Sarah Chiche
Lecture par l'autrice Rencontre animée par Alain Nicolas
Camille Cambron est médecin légiste. Elle vit penchée sur des corps démunis et tenus au silence, tout comme finirent par l'être ceux de ses parents, d'éminents neurologues morts tragiquement lors d'une plongée lorsqu'elle était adolescente. Un mail va stopper net l'héroïne : il y est question du crâne volé du peintre Goya que les parents et le parrain de Camille cherchaient inlassablement… Quête et enquête : s'y dévoilent la figure de ces dingues passionnés et passionnants, aimants et troubles, déraisonnables et brûlants. Camille va enfin pouvoir regarder en face un héritage qui l'agissait mais lui échappait jusque-là. le romanesque souffle haut dans Les alchimies, et c'est captivant de bout en bout.
À lire – Sarah Chiche, Les alchimies, Seuil, 2023.
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