Ségolène de Margerie

"Si vous en avez le courage et l'envie, il faudra écrire ma petite. Il faudra écrire pour nous tous quand vous serez guérie. Parce que, dehors, ils ne savent rien."

Une boule de colère bouillonne en moi. Elle voudrait se taire, mais n'y parvient pas. Des paroles maladroites nuit et jour me hantent. Incapable de pardon, je n'entends pas raison. Face à une audience dépourvue d'empathie, avouer ma blessure est inutile. L'incompréhension ne percevrait que reproches.

Dans son coma léger, elle se voit foulant à grandes enjambées un long chemin de sable blanc, en tenant fermement la main de sa fille. Puis elles se mettent à courir ensemble, portées par le vent qui fait flotter leurs robes blanches et les boucles de Diane aux reflets auburn. Le soleil est d’or, comme les cheveux d’Élise. Leurs visages souriants semblent illuminés, des rires cristallins les accompagnent. L’amour les unit, les enrobe, les soude à jamais. Elles s’envolent vers l’horizon qui se présente à elles tel un océan azur et turquoise, sans vague ni houle. Cette mer d’huile semble vouloir les accueillir, silencieuse, chaude et rassurante. D’un même
élan elles y plongent et s’y enfoncent à l’unisson. Les abîmes marins les engloutissent.

Le besoin de se réunir se ressent dans chaque camp, par réflexe. Une évidence. On se serre les coudes dans l’épreuve. On manifeste sa présence. Les amis et les relations apprennent rapidement la nouvelle qui se répand à grande vitesse. Une nouvelle que l’on a du mal à exprimer. On a presque honte d’avoir à l’annoncer. Toutefois, certains agissent avec une pointe de cruauté, imperceptible, comme s’il existait un privilège de celui qui sait avant les autres. Ils se rassurent, car ce n’est pas arrivé chez eux. Il ne s’agit pas de malveillance, ce malheur ne les réjouit en aucun cas. C’est juste le comportement de celui qui colporte les ragots et qui aime annoncer. Qui apprécie de susciter l’intérêt et de savoir ce que d’autres ignorent encore.

La colère la gagne. Tout se bouscule. L’amour fricote avec la haine. De puissants sentiments qui s’entrechoquent en elle la rongent de l’intérieur. Ça bouillonne. Elle repense à ces images qui l’écœurent. À l’accumulation des transgressions et trahisons. Sa main droite, dont la moiteur fait légèrement glisser le feutre, se met à trembler. Comme avant une plaidoirie, le verbe s’annonce. Les lettres arrondies s’entrelacent, les mots se succèdent, les phrases prennent sens. L’encre d’ébène dévoile ce qu’elle n’a pas osé leur dire. Tous ces mots couchés sur le papier raniment sa douleur. Cette réalité saisissante au fil de la prose enferme son cœur dans un étau qui se resserre progressivement. La douleur se fait écho dans tout son corps.

Il s’agit bien d’une scène de crime comme dans toutes ces séries télévisées qu’il a l’habitude de regarder le soir. Mais là, il vit l’épisode en direct. Il n’est pas question de fiction, mais de sa propre vie. De sa vraie vie à lui où la mort entre en scène. Le médecin du SAMU a constaté le décès de la petite et l’a déclaré officiellement. Henry fuit son regard. Il doit rassembler ses esprits. On a besoin de lui parce qu’il a été le premier sur les lieux. Il doit mettre de côté ses sentiments l’espace d’un instant. Il n’est plus le père ni le grand-père, il est le témoin. Il cherche un cordon qui serait tendu pour délimiter la scène. Comme dans les films. Il n’y en a pas.

Il suffit de quelques mots pour que tout bascule. Il se sent subitement transporté dans un monde irréel. Un monde fictif qui sonne malheureusement trop vrai. Il est sous le choc. L’effroyable nouvelle lui glace le sang. Son estomac se délesterait bien du repas à peine avalé. Livide, il sort de la pièce, bouscule ses amis qu’il croise dans le couloir, se fait insulter mais ne répond pas, dévale l’escalier quatre à quatre, manque de se fouler la cheville en arrivant au rez-de-chaussée, défonce presque la porte d’entrée pour se retrouver dehors au plus vite… De l’air, de l’air ! Viktor suffoque.

Un fait divers qui arrive à un proche. Trop proche. Ça passe bien dans les films. Pas en vrai. On n’en veut pas. Et pourtant, il va falloir le concevoir et faire avec.
On s’inquiète, on veut savoir, on tient à jouer un rôle. On prend le premier train, l’avion, le volant. On s’entraide et le covoiturage fait ses preuves. On part sans réfléchir ou l’on s’organise. On propose sa présence auprès de la famille en deuil avant la cérémonie, en tant que parent ou considéré comme tel. Sinon, on viendra plus tard. Seul ou accompagné.

C’est le comble. Il se sent comme un étranger. Il est ici chez sa propre fille avec des inconnus agissant comme s’ils étaient chez eux. C’est à lui de jouer le rôle du maître de maison en l’absence de sa fille et de son gendre. Mais le cœur n’y est pas, ni la force physique soudainement anéantie, ni le courage qui l’abandonne. Ceux qui tiennent les rênes sont à présent cette femme et ces hommes. Uniforme oblige. Il se laisse faire. Place à l’interrogatoire.

Ce n’est pas un cauchemar, les cauchemars ont une fin. Les policiers ont le don de rendre concret ce que l’on souhaiterait impalpable et évanescent, voué à disparaître.