Selen Itoka

Elle s'approche, se colle, me brûle. Je me sens ailleurs. Ses doigts fins, fermes et délicieux, pianotent sur mon corps les prémices d'une prochaine histoire comme sur un immense clavier. Ce geste, délicat comme une pluie régulière, change en fonction des tissus et des endroits.

Son visage descend, disparaît jusqu'à mon entrejambe. Je pousse un petit rire gêné, comme si j'avais encore honte, après tout ce temps, de ma nudité écarlate.
Sa langue...je commence à la connaître depuis plus rugueuse, plus maladroite que les doigts. Il avait besoin d'une période d'apprentissage mais il y met beaucoup d'application et progresse vite. Avant, je n'avais jamais osé lui demander de descendre , ou alors à peine, du bout des lèvres, pudeur de notre génération. Il interprétait mes demandes comme une boutade avant de m'honorer à l'ancienne. Mais Maintenant... maintenant ! Mon corps se décompose en un millier de zones sensorielles. Mon sexe est l'épicentre d'un séisme sous-marin. Une nouvelle secousse me saisit, plus brute que la première fois, plus sauvage aussi. La musique devient organique, sa langue est une vague qui s'abat, puis se retire pour m'inonder à nouveau.

C’est cet animal louvoyant que je dois apprivoiser, mètre par mètre, pour pouvoir la rencontrer. Chacune de ses apparitions déchaîne les foules – il faut dire qu’elles sont si rares. Aucun moyen de la contacter par e-mail ou adresse postale. Une seule séance de dédicace par livre écrit, c’est cette librairie qui a été choisie. Lorsque je l’ai appris, j’ai bloqué mon week-end, pris mon ticket. J’ai passé des semaines à guetter les rares photos qui circulent d’elle sur le Web, à me dire que dans trois semaines, deux, quatre jours, demain, cet après-midi, je la verrai, je lui parlerai. Enfin !

C’est d’abord la couverture qui m’a attirée. Les deux femmes, qu’on ne voit qu’à demi, qui en forment une complète malgré leurs différences… J’ai posé Les trois crocodiles et j’ai feuilleté le livre… Je me souviens de certains passages : « Chaque seconde survenant est un néant, effrayant comme une nuit sombre, excitant comme le plus noir des cafés. » Ou encore : « Son corps, à la fois fragile et délicat, tremblait devant cette nudité inconnue. Ce gouffre, en elle, ne se comblerait qu’en absorbant l’autre, en se laissant dévorer par cette passion mordante. »

C’est peut-être son corps, tout simplement, qui m’a subjuguée dès la première seconde. J’ai toujours observé les femmes pour me comparer. Ici, j’admirais les formes, cet élancement des courbes à chaque pas guerrier…
Ce qui m’a attirée, surtout, c’est l’inconnu. Pour la première fois depuis des années, ma vie déraille, sort des sentiers battus, se risque sur des terrains glissants. Chaque seconde survenant est un néant, effrayant comme une nuit sombre, excitant comme le plus noir des cafés.

Ils hésitent. Balbutient quelques mots incompréhensibles. Il tente de faire comprendre qu’il a une femme, qui l’attend là où le train les emmène, à la frontière du Laos. Elle murmure qu’elle a quelqu’un elle aussi, à l’autre bout du monde. Qu’elle est fidèle. Lui aussi. Mais ils sentent que ce qui se produit, ici et maintenant, est plus que le simple picotement d’un désir passager. Les circonstances, peut-être. L’incongruité de la situation, le sentiment de dépaysement, liberté de se réinventer, sentiment d’impunité.

Ils discutent, argumentent, se raisonnent, mais les doigts se cherchent. Autour d’eux tout s’éteint peu à peu et quelques lourds ronflements dominent le crissement aigu des roues. Elle, lui, l’obscurité et rien d’autre. Huit heures de trajet. Huit heures à l’issue desquelles ils seront séparés à jamais, chacun retournant à sa propre vie.

Ils savent que ce n’est pas bien, seulement voilà, leurs corps s’attirent comme des aimants. Et puis tant pis, ce genre de rencontre n’arrive qu’une fois dans une vie.

Il ne s'agit pas d'amour entre nous. Simplement d'une complicité et c'est presque tout aussi important.

Ma gorge me brûle, mon estomac chauffe, cette chaleur me monte soudain à la tête. Je bois peu, et n’avais rien mangé avant de venir. Christine m’observe. Mes sentiments deviennent confus, mélange d’admiration, d’intimidation et de désir. Elle saisit mon verre du bout des doigts et le dépose, avec le sien, sur la table.

Tout aussi soudainement que la première fois, elle m’embrasse. Je suis paralysée de surprise, encore. Mais je lui rends son baiser, et j’ai l’impression de fondre. J’ai peur. Et je me sens bien. De ma vie, je n’ai jamais embrassé de femme avant elle.

Ma vie était simple, linéaire, elle est devenue littéraire et bordélique ! Je ne sais plus qui je suis, et pourtant, j’ai l’impression d’exister vraiment. J’ai peur ; et je suis contente d’avoir peur.

De toute façon, j’ai l’impression de me reconnaître dans chaque personne de la file… Même tranche d’âge, mêmes mains agrippées aux deux volumes de La rencontre, même regard d’admiration pour celle qui, à sa table, acquiesce, signe, se lève et fait la bise. Je prends soudain conscience de ma situation. Je ne serai pour Christine Evanguelion qu’une parmi tant d’autres. Je le savais, en théorie, mais cette réalité me fait l’effet d’une gifle tandis qu’une autre femme s’approche de l’auteure, serre sa main avec une infinie reconnaissance…