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Citation de MegGomar


tu as peur ? »
Il s’était levé aussitôt de sa chaise, prenant ses cheveux à pleines mains et
lissant sa barbe. « Incoronata a cinq enfants, tous des garçons. Son mari est
en prison depuis dix ans. Si je vais là-bas et que je sonne chez eux, je me
fais tirer dessus ! » J’avais écarquillé les yeux, et l’expression sur mon
visage avait peut-être suffi. Mais je forçai la dose : « Toi et la femme d’un
mafieux, papa ? Toi ? lui demandai-je. Ça sert à ça, Internet ? » Il était resté
silencieux.
Incoronata était donc sortie de scène, heureusement, et le web, à ma
grande surprise, était passé d’objet de culte à sujet de discussion. Il
commençait à en vouloir à mort aux algorithmes et aux moteurs de
recherche : « Ils veulent nous rendre tous pareils, Elisa, manipulables,
décervelés ! Tu n’as pas idée des objectifs diaboliques qu’ils cachent, les
démocraties vont disparaître ! Le web deviendra un supermarché ! » Il
prophétisait, telle Cassandre, et cela ne pouvait effrayer personne en 2006.
« Internet devait être la nouvelle frontière, la libération, et au lieu de ça…
C’est la pire trahison de l’Histoire. »
Il se mit à relire Marx, Hegel et Platon dans le but d’entreprendre une
étude monumentale sur la Trahison. Mais, aussi déçu et rebelle qu’il fût, il
devait encore se désintoxiquer vraiment, si bien qu’il repartait parfois sur
les tchats, et les blogs, et ce réseau social américain archi célèbre sur le
point de débarquer en Italie, auquel il était incapable de résister :
« L’ennemi, Elisa, il faut l’attaquer de l’intérieur. » Entre parenthèses : la
seule femme normale de sa vie, Iolanda, il ne la rencontrerait pas sur
Internet mais à la poissonnerie.
Quoi qu’il en soit, pendant les semaines qui suivirent le 9 juillet, je
refusai d’acheter un nouveau portable, de regarder mes mails ou le
courrier : je savais que ni l’un ni l’autre ne m’écrirait mais je ne voulais pas
courir le risque d’aller vérifier et me confronter au vide : répété, balancé en
pleine figure. D’ailleurs, je ne voulais pas qu’ils me joignent. Pour me dire
quoi ? Qu’ils s’aimaient ? Cette seule pensée me coupait physiquement en
deux. Je la rejetais, mon corps n’était pas en mesure de la supporter.
J’évitais les livres parce qu’ils ne m’auraient pas soignée, pas à ce stade, les
journaux, les films, la culture tout entière ne m’auraient servi à rien.
Je marchais. Sans but ni raison, comme autrefois j’errais sur mon Quartz.
Maintenant, après le naufrage, c’était à pied. Je sortais vers cinq heures de
l’après-midi, j’allais jusqu’au front de mer, je m’arrêtais pour regarder les
jeunes jouer au ballon sur le sable mouillé, les filles en maillot de bain qui
riaient au comptoir du bar, les familles heureuses, les enfants aimés, les
autres, à la famille desquels je n’arrivais pas à appartenir. J’allais jusqu’à
Calamoresca, à piazza A, je contemplais les îles, les nuages, les barques, et
il me suffisait d’être acceptée sur la croûte terrestre, comme un corps sur le
point de se noyer ramené sur le rivage par une marée violente.
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