Siri Hustvedt

… lire, c'est se livrer à quelqu'un d'autre, c'est partager un temps une conscience avec un autre ou plusieurs autres narrant une histoire, Un ami neuroscientifique, très cultivé, un érudit, m'a confié un jour que, lorsqu'il est emporté par une œuvre de fiction, c'est parfois plus qu'il n'en peut supporter. Il a alors le sentiment de se perdre, le sentiment que le livre engloutit ses propres pensées et qu'il doit s'en retirer pour se retrouver. Cet aveu ma fascinée. Lire de la fiction, c'est se perdre en l'autre, c'est se livrer à l'autre, s'en remettre à lui. Pour un narcissique invétéré, une telle perte de soi est chose impossible. L'important, pour lui, est de se mirer continuellement dans les expressions admiratives des visages de l'épouse, de l'ami ou de la foule. Il n'y a pas de dialogue dans un palais des glaces de ce genre. L'autre n'existe que pour contribuer à la dilatation du moi. L'autre est un instrument, une chose, un ça, un véhicule et non un interlocuteur.
La littérature ne peut guérir l'extrême narcissisme, mais il est temps de reconnaître le pouvoir qu'a la fiction de créer de nouveaux espaces de possibilité chez le lecteur, d'étendre et d'animer la pensée. L'avenir de la littérature excède de loin le simple fait d'ajouter des volumes à ceux déjà présents sur les rayonnages des bibliothèques, et il ne se résume pas plus au fait de devenir des personnes raffinées ayant lu cette grande auteure ou ce groupe d'auteurs du nom d’Homère. Je soutiens que l'expérience des romans complexes et de leurs voix plurielles, de leurs points de vue multiples, de leurs personnages qui souffrent, s'amusent, voyagent et rentrent chez eux ou s'assoient simplement dans une pièce pour méditer - que ces personnes imaginaires, qui se
montrent aussi aimables que cruelles, peuvent nous amener ailleurs et nous amènent bien ailleurs, en relation avec d'autres personnes, bien réelles. L’étranger devient familier.