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Citation de Woland


[...] ... Au XXème siècle même, les écrivains hongrois lisaient toujours avec l'avide curiosité de celui qui a pour tâche urgente de combler un retard dû à des siècles de solitude et de silence, de remédier à ce manque d'air que constituait la pauvreté relative du vocabulaire - puisqu'ils ne disposaient pas d'un nombre suffisant de mots pour rendre compte du Grand Secret, de la découverte de l'essence de leur Nation et de la Culture ... Les concepts que véhiculait cette dernière étaient communs aux autres peuples, car au sein des grandes langues, ils se créaient, s'échangeaient et se mêlaient constamment. La langue hongroise, quant à elle, était trop pauvre en vocables. C'est pourquoi les auteurs se sont toujours efforcés d'introduire subrepticement quelque nourriture étrangère dans cette langue famélique, maigre et osseuse, nourriture dont ils prenaient grand soin de masquer le caractère allogène en l'habillant à la magyare et en lui conférant une saveur un peu plus relevée ... C'est qu'ils éprouvaient éternellement comme un sentiment de manque. Il ne s'agissait pas seulement de protéger cette belle langue solitaire, mais aussi, par la voie de la lecture, de la fertiliser grâce aux impulsions venant d'autres langues. (La seule langue apparentée au hongrois est le finnois, mais, en Hongrie, ce "parent" n'est compris que par les spécialistes de la linguistique finno-ougrienne.) Oui, il fallait vitaminer cet idiome qui, fût-ce après mille ans de cohabitation avec les lexiques européens, continuait à absorber avec avidité toute forme de nourriture étrangère. L'écrivain tchèque, à la recherche, dans son travail, du mot adéquat, n'avait, pour le mettre au jour, qu'à puiser, comme par distraction, dans les dialectes russes, polonais ou serbo-croates. Le hongrois, lui, ne pouvait rien emprunter aux langues de sa famille. Alors, pour opérer ce métabolisme intellectuel décharné, il devait toujours recourir à ses nombreuses lectures.

C'est ici, sur la droite, que lisait et écrivait Kosztolányi [= célèbre poète et écrivain hongrois]. Regardons donc vers la droite. Voilà tout ce qui reste du cabinet de travail du poète. Lorsqu'elles quittèrent les marécages de Lébédie pour traverser les Carpates et gagner ensuite lentement la vallée du Danube et de la Tisza, les tribus hongroises, porteuses des racines de leur langue, ne lisaient pas et ne disposaient que d'un vocabulaire réduit. A la même époque, d'autres peuples - Grecs, Chinois, Indous - avaient déjà beaucoup lu et d'innombrables mots encombraient leur mémoire. Les Hongrois, eux, en étaient encore au stade de la "sauvagerie supérieure", selon le classement des archéologues. Ils n'avaient pas suffisamment de mots pour partager leurs expériences et leurs pensées avec les peuples européens qui, eux, possédaient un vocabulaire prodigue dont certains éléments, atteints par l'usure, s'étaient même vidés de leur sens. Impossible, dans ces conditions, d'échanger des idées. Pour exprimer l'Idée, il faut des Vocables - sans ces derniers, il n'est pas d'échange, la conscience ne produit que des ébauches et n'éprouve que des sensations semblables à celles que provoqueraient des fourmis courant sur la peau. Nos Hongrois, de plus, ne pouvaient compter que sur les doigts d'une mains [= au sens propre, puisque leur langue ne leur permettait pas d'aller au-delà de cinq]. D'ailleurs, ils n'étaient pas pressés de fabriquer des mots, pas plus qu'ils ne l'étaient pour parachever la conquête de leur patrie. Ceux-là n'avaient ni carte géographique, ni destination précise. Ce n'était pas une "patrie" qu'ils cherchaient, mais simplement des prairies pour faire brouter leurs troupeaux. ... [...]
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