Témoin impuissant de l’agonie de la bourgeoisie hongroise au milieu du XXe siècle, Sandor Márai offre une fresque magnifique et désabusée du monde moderne. Un roman exigeant mais passionnant !
Budapest - un hiver d’entre-deux-guerres, six heures vingt.
C’est dans l’atmosphère surannée d’un salon de thé que s’ouvre Métamorphoses d’un mariage. Alors qu’elle s’apprête à commander une glace à la pistache, Ilonka aperçoit celui qui a été son mari. Si elle tente de se soustraire à la vue de cet homme qu’elle a tant aimé, la rencontre - inattendue ? - va lui donner l’occasion de se confier à son amie sur ce mariage malheureux.
D’emblée, la précision accordée aux décors et au portrait des personnages, l’écriture ciselée des « quasi-monologues » confèrent au texte de Márai une puissante dimension dramatique qui nous plonge dans un drame bourgeois déployé en trois actes ; après Ilonka, la femme amoureuse et trahie, deux autres personnages se succèderont : Peter, le mari malheureux en mariage et cédant à la passion amoureuse, puis Judit, la domestique, assoiffée de revanche sociale qui a brisé le couple bourgeois. Face à des confidents dont on ne perçoit jamais la voix et auxquels on s’identifie si bien, chacun des actants de ce triangle amoureux, se confie tour à tour pour tenter d’analyser rétrospectivement cette histoire et de donner un sens à son existence.
Le lecteur-spectateur avance alors lentement mais inexorablement dans le roman, comme dans une tragédie, jusqu’au dénouement qui se joue après la Seconde Guerre mondiale dans le bar d’un quartier émigré new-yorkais.
Loin de se cantonner à la dimension intime, ce texte, exigeant mais passionnant, peint en creux un portrait acerbe et désenchanté des sociétés modernes nées au XXe siècle.
Peut-on encore croire à la pérennité des idéaux humanistes hérités des Lumières alors que les régimes totalitaires ont rendu possible l’échec de la raison face aux émotions « qui peuvent désormais s’appuyer sur la technique » ? Peut-on encore être heureux dans un système politique, socialiste, communiste ou capitaliste qui aliène l’individu et le conforte dans sa paresse intellectuelle ? Dans ce qui apparaît comme un simulacre de vie, comment ne pas sombrer dans une solitude existentielle ?
Ainsi, à l’instar de Baudelaire dans ses « Paysages exotiques », les personnages se présentent-ils comme les exilés d’une patrie mythique aux « paysages luxuriants », une patrie où la culture était « une expérience vécue en continu, comme le soleil qui brille. » Mais, alors que Márai voit en l’artiste le médiateur suprême « capable d’enrichir la vie », il offre avec Lazar, l’écrivain double de l’auteur, une vision désabusée de son rôle « dans un monde médiocre où les mots sont si facilement dénaturés, mal interprétés par des traîtres ou des barbares ».
Si la culture est moribonde, l’individu est-il condamné à éprouver la nostalgie d’une patrie idéale à jamais perdue ? Comment sortir de cette aliénation collective pour espérer « vivre » et non plus se contenter « d’exister » ? Cette quête d’authenticité, les personnages vont alors tenter de l’éprouver par l’amour. D’un récit à l’autre, Ilonka, Peter, et Judit, guidés par l’ami écrivain Lazar, analysent rétrospectivement les contours du sentiment amoureux comme remède potentiel, mais si difficilement accessible, à la solitude. Eprouver l’amour véritable et authentique, n’est-il pas réservé qu’à quelque élus qui ont réussi à combattre la nature humaine, vaniteuse et égoïste et « abattu les murs artificiels que la société, l’éducation, la fortune, le passé et les souvenirs ont élevés entre les êtres » ?