Les gens lorsqu’ils parviennent à se convaincre de franchir notre porte le font dans des circonstances toujours difficiles, souvent tristes, et la plupart du temps réellement dramatiques. Dans ces moments-là, il n’est alors pas question d’entamer la conversation en leur proposant un café, de leur parler de la météo ou d’essayer de détendre l’atmosphère. Il n’y a généralement rien d’autre à faire que de laisser la personne s’expliquer, tout en essayant de lui inspirer à peu près confiance.
Cette histoire me désarçonnait complètement. Je n’y comprenais rien mais je n’avais pas envie de me tourner vers Ali dont le cerveau supersonique avait déjà sûrement commencé à trouver des liens là où je n’en voyais pas. Faute d’avoir plus d’inspiration, je décidais d’achever ce premier round de manière classique en demandant au père d’Audrey de nous parler d’elle.
Quand on est ado, on a rarement assez de jugeote, sans parler même de recul, pour décider tout seul quand s’arrêter. C’est même plutôt le contraire. Si j’en crois mon expérience, plus on est dans la merde, et moins on fait d’effort pour s’en sortir. Si à cette époque Audrey était aussi immature que Damien le laissait entendre, je doutais qu’elle se soit réveillée un matin en se disant tout d’un coup qu’elle ferait bien d’arrêter les conneries et de se remettre à travailler.
Une sensation bizarre, l’espace, je ne sais pas, d’une ou deux secondes ? Votre esprit est comme vide. Les idées, les trucs qui vous plombent, les contraintes, les obligations, rien ne s’est encore mis en place. Comme si on se réveillait neuf et que tout était possible. Ça dure… rien, une dizaine de secondes.
Calme-toi.
Plus la date approchait, plus elle était nerveuse. Elle voyait des signes - des signes idiots - partout. Désormais n’importe quoi prenait une signification démesurée : la gentillesse du facteur ce matin qui s’était déplacé jusqu’à sa porte, l’appel de Sonia hier, juste pour prendre des nouvelles, lui avait rappelé que les gens pouvaient agir autrement que bouffés par leurs arrières pensées, et son voisin, ce petit avorton malingre et souffreteux qu’elle appelait intérieurement le ténia, et qu’elle détestait parce qu’il faisait trop de bruit dans l’escalier quand il rentrait en pleine nuit, s’était excusé ce matin même d’avoir laissé son chien pisser sur le millepertuis de la cour.
C’était sans doute un voisin passé à l’improviste pour demander un service, ou un ami venu prendre des nouvelles. Un ami venu spécialement pour traîner des meubles dans le salon ? Parce que c’est exactement ce qu’elle entendait à l’instant présent, les sens en alerte agrippée aux rebords du lavabo : elle entendait qu’on tirait un meuble. Ou une chaise ou un fauteuil, en tous cas un truc bien lourd en bois qui raclait les tomettes du salon.
Tout le monde a cru qu’elle s’était fait enlever par un pédophile. On a même accusé les parents de l’avoir tuée et d’avoir fait disparaître le corps. Au final, si un pauvre mec qui planquait sa dope dans un cabanon au milieu de nulle part n’était pas tombé par hasard sur son corps cinq mois après, on n’aurait jamais su qu’elle s’était tout simplement perdue pour finir morte de froid à moins de deux kilomètres de là.
Je suis plutôt du genre contemplatif, j’attends et j’écoute. Enfin en tous cas j’essaye.
Au niveau professionnel c’est exactement pareil. J’ai toujours besoin de poser les choses, de réfléchir, de prendre du recul avant de décider comment faire pour que tout rentre dans la boîte, alors qu’Ali lui a déjà tout empaqueté et sorti les ciseaux pour faire frisoter le ruban autour.
Il avait beau voir que je pataugeais, il attendait apparemment que je me débrouille toute seule pour comprendre ce qu’il sous-entendait. Je détestais quand il faisait ça. J’avais l’impression de passer le bac avec un prof retors qui se serait borné à ne m’expliquer que la moitié de l’énoncé, et à qui je n’avais le droit de poser qu’une seule question. Et la bonne.
Bien trop occupé à tromper sa femme avec une dénommée Anne Leroy, pharmacienne de son état, Jean Pierre n’avait pour le moment pas encore pris le temps de trahir son principal associé et à part des photos de deux quinquagénaires occupés à se rouler des pelles en pleine rue tels deux adolescents en rut, nous n’avions rien de très intéressant à donner à Bossuet.