Nous sommes en présence d’une production de richesses et d’une jouissance de prospérité obtenues aux dépens et au détriment d’autrui, devant une exterritorialisation des coûts et des charges entraînés par le prétendu progrès. Nous sommes placés devant une troisième histoire aussi, celle du refus de voir cette histoire à deux volets, celle de son refoulement hors du champ de notre conscience, de sa suppression hors des récits sociaux de la réussite individuelle et collective. Quiconque tient un discours sur la prospérité régnant en ce pays n’a pas le droit de taire les misères subies par d’autres humains ailleurs dans le monde, misères liées, interreliées, voire en dépendance causale avec notre propre prospérité. C’est pourtant exactement ce qui se produit, tout le temps.
L’observateur attentif de la société ne sera pas surpris: nous préférons refouler cette prise de conscience, nous ne voulons pas entendre parler de notre vie aux dépens d’autrui et nous préférons chasser de notre esprit les éventuels accès de malaise à ce sujet à mesure qu’ils apparaissent. C’est toutefois précisément contre ces manœuvres de refoulement et cette amnésie que le présent livre s’élève.
Naître au Nord constitue un privilège exclusif: une espérance de vie plus élevée, un revenu plus élevé, un environnement plus sain et une liberté de circulation interdite à la plus grande partie de l’humanité. Par conséquent, chercher à universaliser une vie digne de ce nom suppose une remise en question de cette structure même. Cela suppose de mettre à bas les principes structurants de l’économie capitaliste (propriété privée, marché, exploitation, surproduction, surconsommation, etc.) et de son organisation internationale fondée sur des échanges économiques et écologiques inégaux.
Nous vivons dans une société qui se stabilise et se reproduit grâce à l’externalisation des conséquences de son mode de vie aux dépens et au détriment d’autrui, et qui ne peut se stabiliser et se reproduire que de cette façon.