Enfant, j'avais passé de nombreuses vacances à la montagne. La silhouette de ces chaînes en hiver, les contours, les surplombs, les arêtes, le mystère et la sensualité de ces pics. Souvent, nous marchions dans la neige, chaussés de raquettes. Le soleil inondait l'espace, des bouquetins se laissaient entrevoir au détour d'un vallon. Plus rarement un aigle survolait les falaises, les ailes parfaitement déployées. Son vol était interminable, d'une fascinante lenteur. Nous montions durant des heures, la vie s'amplifiait en même temps qu'elle me semblait ralentir. Des nuages s'accrochaient aux sommets puis se dissipaient, plus bas. Les skieurs descendaient les pistes tels des insectes aux trajectoires impertinentes.
Dehors, sur le boulevard, passaient des jeunes femmes au physique banal. Par dizaines, elles longeaient les terrasses de Saint-Germain et se dissolvaient dans l'espace parisien, éphémères. Leurs visages communs me ravissaient. Parfaites, interchangeables, elles passaient sans me voir, s'avançaient souvent songeuses. L'ennui, me disais-je, l'ennui, la facilité de leur compagnie, et cela aussi m'attirait.
La mémoire constituait bien l'enjeu, mémoire de l'être aimé, de la femme que l'on côtoie, des centaines de nuits passées corps contre corps, deux sommeils parallèles. Mémoire de la vie à deux, de la vie avec les siens, mémoire de sa propre existence, de tout ce qui mène à maintenant, coincé dans les bornes imaginaires de l'éternité.
Réveil au petit matin, descendu dans les rues, le café d'une rue piétonne, éboueurs et maraîchers, des milliers de secondes, la tentation du bonheur...
La présence des infirmières m'apaisait, leurs jambes nues me rappelaient la vie, l'existence des prés, des forêts. Le murmure des médecins aussi me séduisait, leurs brèves apparitions dans les chambres, leurs gestes, leur pas dans le couloir.
La vie se déroulait, insignifiante et précieuse. Et ce fut lors de ces fins d'après-midi atones que je réalisai que mon futur ne serait sans doute que cela: une enfilade de moments creux, dont l'anorexie irait jusqu'à me combler, m'emplir.
Des infirmières passaient, leurs corps souvent excitants me donnaient envie de les prendre sur-le-champ, contre ces cloisons aux couleurs pastel, qu'imprégnaient les sombres fragrances de la mort, cette douce salope.
Plus à son aise sur le devant de la scène, Gahan n'est certes pas dans la même énergie que le reste du groupe, mais c'est sans doute durant cette tournée (1988) que l'on a commencé à ressentir intensément le paradoxe propre à Depeche Mode : un compositeur en retrait qui exprime ses états d'âme, à travers l'incarnation d'un chanteur qui les porte si bien qu'on jugerait qu'il en est l'auteur. Une grande partie de la singularité du groupe réside dans cette heureuse anomalie.
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Les clés de l'existence semblaient parfois si fragiles que peu importait l'individu qui les avait en mains.