Sylvain Rumello

- Va, et souviens-toi : ton coeur te réclame vengeance, mais la violence n'engendre que la violence. Tu as acquis le pouvoir de tuer et de guérir. ce qui arrive ici ne doit rien changer : il faut encore et toujours réparer ce que d'autres détruisent pour que le monde continue à avancer ! Soigne autant d'hommes que tu pourras pour leur ouvrir les yeux ! C'est de cette façon que tu honoreras le mieux notre mémoire...

La voix du garde résonnait sèchement dans la froidure matinale, pleine d’agacement et lourde de menaces. Face à lui, poings serrés, sourcils froncés et regard rebelle, l’enfant ne bronchait pas. Âgé d’une douzaine d’années tout au plus, on aurait dit un petit épouvantail mal nourri, engoncé dans des vêtements élimés aux couleurs fanées. Il s’avança droit vers son interlocuteur en armure laquée, la mine décidée, d’un pas conquérant que rien ne semblait pouvoir arrêter. Cet élan de détermination adolescente fut toutefois stoppé par la gifle magistrale que lui décocha la sentinelle, l’envoyant rouler cul par-dessus tête dans la gadoue de la grand-rue. Sans une plainte, le gamin se releva, essuyant sa joue rougie d’un revers de manche, et revint se planter devant le samouraï, visiblement exaspéré par tant d’obstination.

Au coeur de ces terres contrastées et tourmentées se trouvait un joyau de la nature : la région des Mille Cascades. De gigantesques montagnes s’y élevaient au milieu de forêts luxuriantes, et leurs sommets se perdaient dans des brumes impénétrables. Des chutes d’eau vertigineuses en descendaient perpétuellement, déversant sur les vallées environnantes d’immenses nuages d’embruns. Nulle part ailleurs les champs et les rizières n’étaient aussi généreux au moment des récoltes. La source de ces prodigieuses cascades restant inaccessible aux yeux du commun des mortels, les habitants de Cipango racontaient que les dieux, en voyant la beauté des paysages qu’ils avaient créés, s’étaient mis à pleurer de bonheur, et que jamais depuis leurs larmes ne s’étaient taries.

Nos pas nous ont conduits jusqu'à des contrées lointaines où les habitants ont la peau couleur d'ébène, et dans des territoires au-delà des mers où les gaïjins vénèrent des dieux bien différents des nôtres dans des temples de marbre. Ces multiples pérégrinations nous ont enseigné que les êtres divins et les créatures enchantées qui peuplent ce monde ont de nombreux points communs avec nous : chacun lutte pour davantage de pouvoir, jalouse son voisin, cherche à étendre son influence, et tous désirent gagner notre reconnaissance et notre foi, à la base de leur existence, usant pour cela de bienveillance, de peur et de violence.

Chaque matin, le maire de Stricteville, le très sévère Henry Golpah, visitait ses chères usines pour vérifier que chaque habitant travaillait de son mieux. C’était un homme très sec, au regard dur et à la moustache qui piquait, toujours vêtu d’un costume de général sans un faux pli et d’une casquette à la visière parfaitement astiquée. Chaque soir, grâce à un énorme haut-parleur placé sur le toit de la mairie, il annonçait le nom du meilleur ouvrier, que chacun applaudissait bien fort. On remettait à l’heureux gagnant une belle médaille qui brillait et, le matin suivant, tout recommençait.

— Décidément, tu m’intrigues, répondit l’Ours en calant son dos du mieux qu’il pouvait contre la roche rugueuse. Une jeune fille magnifique, prodige des arts du combat, et peu respectueuse des volontés familiales semble-t-il… Tu ne ressembles pas vraiment à l’une de ces futures geishas qui font route vers la capitale. Je te remercie, en tout cas, ce plongeon ne me tentait pas le moins du monde. Je te suis désormais redevable d’une vie, et contrairement à ce que t’a dit ton Katsu, nous autres voleurs ne sommes pas dénués de tout honneur. Que puis-je faire pour te dédommager ?