Citations de Sylvie Marot (11)
Elle note des notes qu’elle perd
Elle note des notes qu’elle perd, qu’elle jette,
qu’elle égare, qu’elle déchire.
Elle note les pas de danse
sans parvenir à relire ses notations.
Elle étiquette les objets qui perdent leur nom.
Elle astique et désétiquette. Elle déchiquette et frotte.
– Non
non elle ne sait plus à quoi sert ce bout de papier.
Elle a attendu de ne plus l’aimer pour le revoir
Elle a attendu de ne plus l’aimer pour le revoir.
Elle n’a pas le souvenir de l’avoir vu autrement qu’en songe.
Il y revêtait les costumes étranges d’animaux.
– Des voilures d’éphémère
des carapaces de scarabée
des pelures de tatou
des fourrures de dasyure
des peaux d’ânes.
La blancheur du carrelage de la salle de bains la rassérène un peu. Le miroir lui renvoie une image floue d'une fille à la peau pâle et aux yeux rougis. Elle trouve ce contraste presque beau. Cet ajout de couleur dramatise encore plus la scène. Elle plonge la tête dans le tambour de la machine à laver. La ressort. Rien. Elle entre dans la baignoire. Elle n'a pas pris le temps d'enlever ni ses chaussure ni ses habits. Elle se pose sous le jet et fait surgir l'eau. Le corps, un peu surpris, ne réagit pas de manière attendue. Il ne se noie pas. Elle ressort. Elle vit encore.
Elle sait le goût de l’amour irrejoignable. Un goût de talc sec,
de farine blanche,
de poudre de riz,
une pâte étouffante au fond de la gorge, une cendre inavalable.
— Dans sa bouche, des fantômes.
Sa nuque est un blanc-seing
— quelques filaments roux font signature.
Feu notre amour ? Notre amour feu ? Incendié et incandescent.
Lâche, sa jupe. Amincies, ses hanches. Noire, sa jupe. Blanches, ses hanches. Japonaise, sa jupe. Muettes, ses hanches. Mate, sa jupe. Amantes, ses hanches. Austère, sa jupe. Adultères, ses hanches. Plissée, sa jupe caresse ses hanches, ses cuisses et ses mollets à chaque pas. Plats, les plis de sa jupe. Pleines, ses hanches. Amples, son bassin et ses seins. Talaire, sa jupe. Lâchés, ses cheveux qui tombent presque sur ses hanches. Tombée, sa jupe. Nues, ses hanches.
Emma marche dans les couleurs de l’hiver. Saoulée de froid, elle s’enivre. Rien ne la désaltère. Essorée, elle s’engivre. Tout la noie. Elle inspire invisible, elle expire visible. De sa bouche, un brouillard. De son cœur, une vapeur. Sur la vitre embuée qui la sépare du passé, un baiser. Emma mâche les couleurs de l’hiver.
Ronces, racines, brindilles, branchages, souches. Maintenant qu’elle est au sol, peu lui importe l’objet du vacillement. Sermonner sarment ne sert à rien. Trop d’indices autour d’elle. Ce sera juste un vertige, un vestige de conscience.
Maintenant qu’elle est échevelée, maintenant qu’elle sent l’humus, ses pensées sont éclisses. Elles se perdent dans les branches nues, les réseaux noués et les dentelles végétales. Ivre de canopée, ses étourdissements filent dans les ramilles.
Elle répète à l’envi Étêter les arbres rend les arbres laids.
Tout avait toujours été trop tard
Tout avait toujours été trop tard.
Et sur le tard, la sagesse ne lui avait rien appris.
À six ans déjà, Emma abandonnait les romans commencés. Parfois,
elle esquissait la couverture. Souvent, elle s’en tenait aux titres.
– Leur liste, longue et intrigante, faisait œuvre de rêves.
Elle n’a jamais cru qu’il s’agissait de paresse mais plutôt de
paralysie. Elle était empêchée.
Dans le puits de sa vie
Dans le puits de sa vie résident des pensées en flocon. Elle recense
les souhaits reclassés. Derrière ses yeux secs, elle ne cesse de
ressasser les souvenirs sépia. Seuls quelques mots sont laissés à son
répertoire. Les mots superflus ont reflué d’eux-mêmes comme des
enfants sages sans vanité. Bisogna morire. Bisogna morire.