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Citation de Charybde2


La journée ne faisait que commencer, mais une alerte météorologique nous tenait tous confinés à la maison. Les enfants regardaient la chaîne payante tandis que je donnais à manger aux volailles dans le poulailler intérieur. Il devait être neuf heures du matin. Ma mère a surgi, elle s’est arrêtée sur le seuil de l’enclos. Je n’oublierai jamais l’expression de ses yeux posés sur moi. Je connaissais ce regard, et bien qu’il se fut toujours passé de commentaire, je savais parfaitement à quoi m’en tenir. C’était ainsi qu’elle estimait le poids des volailles ou qu’elle inspectait les casiers de semis. Ce jour-là, pourtant, ce n’était pas tout à fait le même regard. La nuance ne m’échappait pas et je savais aussi comment l’interpréter. J’étais à point, semblait-il.
– Greena, dit ma mère.
En trois enjambées puissantes, elle fut au milieu de l’enclos, jetant un œil indifférent à nos décevantes poules. Nous n’avions recueilli que trois œufs cette semaine, dont l’un n’était même pas conforme à la norme. Trop haut. Ma mère s’en moquait, elle avait pour l’instant d’autres chats à fouetter.
– Greena, dit-elle. Ce matin, nous irons au Centre.
– Et l’alerte, maman ?
– Laissons cela. Ces imbéciles se trompent si souvent. D’ailleurs la pluie ne devrait pas tomber avant midi. D’ici là, le ciel restera dégagé et nous serons arrivées bien avant les premières gouttes.
– As-tu pensé aux bus, maman ? Ils ne fonctionnent jamais quand la météo est mauvaise. Nous serons obligées d’y aller à pied.
Elle me regarda avec sa figure farouche, ravagée, fermée comme un poing, ce masque bouffé par la vie et l’ardeur de vivre.
– Et après ? Nous irons à pied. Ne discute pas, Greena. Les jambes, c’est fait pour marcher, que je sache.
J’inclinai la casserole pour répandre le reliquat de nourriture. Je me dirigeai vers la porte de l’escalier.
– À propos de jambes, dit-elle, tu me feras le plaisir de mettre tes bas. Et tous les trucs que nous avons achetés la dernière fois.
C’étaient toujours les mêmes sempiternels chichis. Sous le prétexte des caméras, bien sûr. En particulier celles qui se trouvent dans les salles de bains du Parloir. On se déshabille et tous les vêtements filent dans la machine à laver. On les récupère à la sortie. Mais les vigiles ou les médecins, personne ne les empêche de se rincer l’œil sur les écrans et, dans le meilleur des cas, de se sentir émoustillés par ce qu’ils voient. Alors on se fait un devoir de mettre ses plus beaux atours, des choses que l’on peut exhiber sans honte et que même un médecin du Centre pourra reluquer sans haut-le-cœur. Ma mère est ainsi, elle ne badine pas avec les convenances. J’allai prendre une douche et me faire un shampooing. Je me saupoudrai de talc, celui parfumé à l’essence de rose que nous avions acheté au Centre. Je devais être nickel de la tête aux pieds en prévision de la douche et du shampooing qui me seraient administrés dans la salle de bains du Parloir. J’enfilai mes dessous les plus flatteurs, ma robe blanche et mes bas. Je me chaussai. Je n’oubliai pas de glisser dans mon sac la boîte de talc à l’essence de rose.
Ma mère était déjà prête ; elle m’attendait lorsque je me présentai devant les portes donnant sur la rue. Elle ne me fit aucun reproche. Elle avait exigé le grand jeu ; le grand jeu prend du temps.
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