Toute la ville de Kotemee baigne dans le soleil. Des paillettes scintillent sur la surface du lac, des rayons lumineux ricochent sur le chrome des voitures garées dans la rue Principale et, au parc Corkin, les joueurs des Lions Star-Lookout, l'équipe de baseball pee-wee de Kotemee, s'entraînent avec des bâtons en aluminium qui brûlent la peau tendre de leurs paumes préadolescentes. Pourtant, rien n'illumine la vie d'Eugénie Vale Horemarsh, mis à part l'ampoule du frigo éclairant des choses qu'elle préfère ne pas voir.
Cheryl agrippe le pied de son verre de ses deux mains tremblantes et plonge son regard dans le vin, dans son sang, dans le sang du Christ.
- Parle-moi, Jésus! Je t'écoute !
Mais ce n'est pas Jésus du tout. Cheryl fixe son visage, l'observe, lui qui ne parle pas, ce qui ne ressemble pas à Jésus, et elle se rend compte que ce n'est pas son visage. Ce n'est le visage de personne. C'est simplement la réflexion d'un stupide... là... le stupide luminaire au-dessus de sa tête. C'est simplement cela: un luminaire. Pas Jésus.
- Milt chéri, je vais me trancher les veines si tu ne te tais pas, dit Eugénie en souriant le plus gentiment du monde, mais en lui lançant un regard lourd de sens.
Elle lui dit :
- Tu sais, si tu voulais me baiser, je ne dirais pas non.
Milt regarde sa main posée sur le genou de sa femme, puis lève les yeux en direction de la salle d'eau.
- Je ne pense pas que j'en serais capable, là, tout de suite.
Elle soupire :
- C'est embêtant.
- Mais je peux essayer...
Elle tapote sa main.
- Non, pas la peine. Du vin blanc, ça me ferait autant plaisir.
Vous trouverez peut-être que cette histoire est horrible et perverses. Mais c'est parce que vous êtes une bonne personne.
Eugénie essaie de masquer son irritation parce qu'elle voudrait qu'ils soient tous les deux dans de bonnes dispositions à son départ. Mais le mot "dure" l'irrite. Les hommes considèrent, semble t-il, qu'une femme est dure dès qu'elle n'est pas enveloppante comme une mère idéale ou soumise comme une prostituée. Il n'y a pas de juste milieu : aux yeux des hommes, la femme est comme un bouton à trois positions : maternelle, soumise ou ... dure. Alors, une femme déterminée est forcément dure. Si elle est fatiguée, elle est dure. Si elle ne tolère pas les crétins. Si elle porte des jugements rapides. Si elle fixe des normes élevées pour autrui. Si elle a un esprit pratique... alors elle est dure. C'est une raison, aussi valable que n'importe quelle autre, pour laquelle les femmes ont besoin d'amies du même sexe. Pour avoir quelqu'un qui les voie telles qu'elles sont vraiment.
Jésus ne nage pas dans son vin, bien sûr que non. C'est la fin de l'après-midi, ou le début de la soirée, et dans la grande salle de dégustation du vignoble - pendant un moment éblouissant, inoubliable et divin -, Cheryl est persuadée que Jésus la dévisage du fond de son verre de cabernet franc.
Elle jouit de la résistance des carreaux sous son corps, s'imprègne de la tranquillité, du silence absolu. Elle reste là un long, long moment, les yeux rivés sur le stuc du plafond, sentant le poids de la tête de Natalie sur ses cuisses, mais en étant plus consciente du silence, en l'appréciant davantage. C'est un silence délicieux, total, propre et léger. Il n'est pas encombré des distractions causées par la méfiance ou l'appréhension, par l'attente inquiète, par la rage ou la culpabilité. Il ne ressemble en rien au silence qui l'a entourée toutes les nuits durant les trois mois passés chez sa mère, lorsqu'elle restait éveillée dans la chambre d'amis à attendre qu'elle meure. C'est un silence sans douleur, un silence sans espoir. Il est rare, entier et parfait.
D'une certaine façon, elle a accepté le fait que, dans leur relation amicale, Natalie joue le rôle de la scandaleuse légère et Eugénie, celui de la légèrement scandalisée. C'est presque une entente, le fruit d'une négociation qui leur convient à toutes les deux.
Tout ce qu’elle a fait depuis de longues années, c’est recevoir leur soutien et leurs encouragements, accepter leurs commentaires élogieux sur son art et sur sa compagnie agréable. Eugénie a tout accueilli à bras ouvert. Elle reçoit, c’est ce qu’elle fait. Et en retour…elle distribue des cartes de remerciements.
Cette nouvelle vérité, cette prise de conscience toute fraiche, cette dose intraveineuse d’éveil s’impose en Eugénie qui inspire lentement. Résolue, elle finit par détendre son visage et saisir à deux mains le volant de sa voiture. Elle se dit : « Eugénie Vale Horemarsh, il faut que tu fasse davantage. »