Quand il y a du soleil, on est très bien là-haut dans la tonne d'observation, le nid-de-pie, comme on l'appelle. C'est à peine si une légère brise agite le gréement recouvert de givre. Le Santa Anna semble rêver dans son blanc vêtement étincelant, orné comme de main de maître des merveilles cristallines de la gelée et enveloppé de neige floconneuse jusqu'au pont. Parfois les guirlandes de neige se détachent du gréement et tombent comme des fleurs, avec un léger bruit, sur le bateau endormi, qui, de là-haut, apparaît plus mince et plus long. Les hautes vergues élancées ont l'air élégantes, presque fragiles. Comme inondés de rayons éblouissants, les agrès jettent un reflet magique sur le vaisseau rêveur, qui repose depuis un an et demi sur sa couche glacée.
Après toutes ces aventures et surprises de toute sorte, une fatigue de plomb nous envahit. Nous pouvions nous étendre confortablement, comme nous ne savions presque plus le faire. Tous nos tourments étaient évanouis. Avions-nous réellement tant souffert dans la neige et dans la glace, dans notre misérable kayak au milieu de la mer déchaînée, sans les choses essentielles, chauffage et eau potable ? Ou n'était-ce qu'un cauchemar ?
Vers midi nous étions sous le 77°48'. Si nous pouvions alimenter la chaudière encore un jour et demi, nous sortirions sûrement de la ceinture de glace ; mais nous ne comptons plus que sur une heure et demie de vapeur. Pendant que j'écris, on passe une nouvelle revue de l'intérieur du navire : parois, appuis, tout ce qui ne tient pas directement à la carcasse, est impitoyablement sacrifié à la hache. Pas une seule cabine n'est épargnée et nous passerons toute la nuit sur le pont. M. Vize propose de livrer aussi le piano aux flammes. Nous ne nous y résignons pas encore, dans l'espoir d'éviter tout de même un tel vandalisme.
Dans les moments les plus critiques, j'étais pourtant seul et éprouvais la profonde vérité du précepte : « C'est quand tu es seul que tu es libre. Si tu veux vivre, combats pour cette vie tant que tu en auras la force et la volonté. Si tu n'as personne à aider dans cette lutte, personne non plus ne s'accrochera à toi et ne t'entraînera dans l'abîme, alors que, seul, tu pourrais encore nager vigoureusement ».