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Citation de Partemps


Ne lancez point au hasard la jonque, même éprouvée, où naviguent vos yeux. — Il vous plaît de vous y jeter… Réfléchissez, et répondez.

Avant tout, avez-vous tué en vous le regret innombrable comme les poissons vibrants ? — (Voilà ce passager qu’elle ne peut souffrir.) Avez-vous obtenu de vous l’oubli de vos femmes, et, plus que de toutes vos femmes, de celle-là qui, n’étant pas la vôtre, s’empara d’autant plus de vous ? Et jetez au vent la tendresse pour des enfants qui, sans doute, ne naîtront jamais : car on ne passe point deux fois cette mer. Et négligez le désir louable de saluer plus tard vos parents, de revoir les lieux puérils qui étonnèrent votre enfance. Trafiquants de votre retour, noyez d’abord dans l’eau pure toute envie de revenir plus tard, de faire de nouveau ce que vous avez déjà fait.

Sinon, n’embarquez point. — Il vous reste, croyez-vous, ces justes compensations à renoncer à la traverse : vos ballots, vos encombrants et riches ballots : toute une famille navigue avec vous ! Prenez donc le chemin de la terre, méticuleusement divisé, et qui d’ailleurs, par de longs détours, conduit à peu près au même but. Mais ne mouillez pas vos yeux des embruns de Grande Nostalgie. Détournez vous. Déroulez. Atteignez vite l’autre bord. Atterrissez.

Retrouvez la route étendue. Vierge de tout marcheur, la Route marche sous vos yeux. Même déserte, elle demeure le lieu perpétuel et le lien des cortèges. Innombrable comme les veines dans le jade et les mailles au filet du firmament, elle trame ainsi la chair étendue de l’Empire. Ici, vous la voyez, étroite, dure, vertébrée : pour n’être submergée ni par la pluie ni par les récoltes : (trois récoltes en quatre saisons !) Elle se couvre de dalles de grès doux, gris et violet comme la terre, élastique au pas des sandales. Beau passage au tribut incessant, divisé, du pays de PA et de CHOU, procédant toujours à dos d’homme !

Suivez la route : elle s’élargit et se poudre. Elle se noie dans la poussière : elle devient vague et sans bords dans ces plaines septentrionales où le Peintre se refuse à la suivre…

Là-bas, le tribut se fait à grand charroi, ou par des caravanes lentes de chameaux, bêtes un peu trop esclaves pour figurer ici. Ici, voyez la route aux prises avec la terre, la falaise jaune, et ses châteaux et ses brèches, ses crêtes et ses murs. La route devient alors tranchante, et les pas piétinants l’incrustent de plus en plus profonde. La route descend dans la terre. Mais l’éboulement de toute une colline la coupe. Elle doit sauter à travers, et reprendre de plus loin.

La route poursuit. La route n’ignore jamais son but. Pleine de boue, ou dallée, la route est couchée de son long aux pieds du Maître.

Et ceux-là qui la couvrent maintenant peuvent enfin marcher allègrement. Ils sont petits, avec des membres vifs. On reconnaît sur leurs visages quelques traits communs aux Fils de Han. Mais combien grossis ! Voyez donc ces pommettes ! Ces cheveux mal plantés coiffant le front comme un casque ! D’où viennent-ils, avec ce pas mécanique, des mains vides, et les épaules non courbées ? Si on leur demande quoi donc ils ont dessein de présenter à l’Empereur, nul ne répond. Ils n’ont pas compris sans doute…

À dire vrai, ils sortent depuis très peu de temps d’une nuit originelle. Ce sont des enfants sans héritage, riches habilement de ce qu’ils apprendront. Sous leurs tempes de bois, il y a une férocité parentale. Au fond de leurs yeux charbonneux, un feu couve, sous de sournoises lueurs.

Le chef, petit comme les autres, répète sourdement une ambassade qu’il récitera aux pieds du Ministre des Tributs :

« On nous appelle « les Nains » ! Sachez que nous sommes du Grand JAPON qui est de fondement solaire. Nous ne portons rien sur les épaules ? C’est que nous venons tout apprendre, qui soit bon pour nous, et tout emporter. »

En effet, ils marchent en rangs comme de bons élèves. Ils méritent bien l’audience, et des enseignements.

Ils iraient tout droit jusqu’au bout, si la route, embourbée dans ce marais, ne laissait vivement vos yeux les devancer.

Et le marais se divise en canaux où se meuvent des chalands, — en longs rubans humides que des marcheurs, payés pour tirer à la cordelle, entonnant de leurs piétinements. C’est ainsi que toutes les fanges, les flaches, les ruisseaux bus par les sables, toutes les eaux on dirait mortes, — pourrissantes, — joignent leurs biefs et drainent en un seul réseau les provinces.

Là-dessus, plus lents que les processions sur la route, mais capables et puissants, vont les bateaux plats chargés de provendes, de parfums pour l’odorat, de beau riz, gras et blanc pour les bouches. Là-dessus va la flotte de promenade que les bons charpentiers du sud ont taillée pour Lui, dans les troncs vernis, imputrescibles et légers. Les équipages sont alertes et attentifs aux remous. Il y a plus de cinq cents hommes, bien habillés des épaules au ventre, les cuisses libres pour marcher quand il le faut dans l’eau et le sable.

Se suivant exactement l’un l’autre, d’arrière en avant, vous comptez : le bateau des cuisines, le bateau des Officiers, puis des Conseillers. Celui des Eunuques, celui des Princes du sang. La Barque-Ailée pour les Princesses, le Nid-du-Phénix, demeure des deux Impératrices. Viennent alors dix jonques armées pour la guerre, et enfin, le Bateau-Dragon, qui est pour Lui.

Si long, qu’entre vos deux mains il se voit à peine en entier ! si haut, que la quatrième toiture mène son sillage dans les nues, qui refluent comme autour du poitrail l’eau fendue ! La carène est jaune et squameuse. La queue s’enroule et soutient le grand château de poupe sur le carré du gouvernail. Le patron à qui tout obéit, est cet insecte accroché aux écailles, — montrant, par le rapetissement de stature, la grandeur du Palais aquatique. Il fait un vent modéré, portant nord vers la Capitale : on a hissé la voile d’ocre, tramée de losanges. Le mât, laqué de rouge, ploie élégamment. Les hâleurs courent sur la berge afin de n’être pas devancés.

Vite, vous-même, pour n’être pas devancés, déroulez : ne vous arrêtez point à ce passage où l’eau baisse, où la rive se resserre, où l’on voit la fange monter, et les pieds, trempés à peine, s’envaser.

Si d’aventure, par jalousie de quelque dieu régulateur des canaux et des buses, l’eau venait à manquer sous la grosse carène, le Bateau jaune saurait bien naviguer quand même : tous ses tributaires à la suite, les centaines de chalands chargés de grains verseraient, sous ses flancs, cette moisson de leurs flancs : le Bateau-Dragon ferait sa route sur la mer céréale.

Et l’Autre, le Dragon, flotterait non moins léger sur ce brouillard en marche qui nous gagne, — (est-ce l’exhalaison des canaux et des mares ? L’haleine des eaux déjà mortes ?) Cette vapeur est semblable aux fumées qui accompagnent ou dissimulent ces êtres qu’on ne peut dire « humains » malgré parfois leurs espèces humaines. C’est le souffle d’un esprit, égaré au milieu des pesants apports de toutes parts… Une sorte de Tribut intellectuel !

Ne soyez pas dupes ! ne vous laissez pas aveugler. Donnez à votre regard le vrillement des petits yeux du Grand-Élastique : percez ce brouillard… Déchirez, écartez les lambeaux gris…

Découvrez des couleurs encore, des bannières, des oriflammes, et tout d’un coup ces rouges et cet or se mouvant à travers le vent. Voyez cette ambassade ; ou plutôt, balancées très haut sur les têtes, voyez ces images : un homme presque nu, suspendu par les deux bras écartés, la face ceinte d’un grand rond d’or qui fait une gloire bien pleine. Courbés devant lui, voyez ces monstres à visage doux, — on ne peut dire mâles ou femelles — l’œil baissé, caché par de jeunes paupières ; les mains unies et pointues, de grandes ailes d’oie céleste attachées aux deux épaules et le front rayonnant de feu !

Telles sont les enseignes en marche d’un convoi inexplicable si des inscriptions, çà et là — que l’on peut lire, — ne le déclaraient « religieux ». Il faut croire aux bienfaits de ce qu’il prône, car les étoffes et les signes brodés sont cossus ; et cette troupe ne va point dans le désordre des pilleurs de grand chemin.

Quant aux porteurs, messagers ou adeptes, on les voit assez médiocrement vêtus de bure et de boue. Ils s’en viennent, parlant, enseignant, prophétisant. Ils ne prétendent à rien de plus qu’à révéler ces images et des paroles, à commenter un signe déjà connu : ce caractère : + che, « dix », dont les traits en croix ont peut-être une signification nouvelle : le pouvoir d’un pacte, une alliance… le tribut d’un dieu nouveau-né ?

Daigne, daigne parmi les autres, le Fils du Ciel agréer celui-là.
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