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Citation de Charybde2


Soir : Brochettes d’esturgeon grillées à L’Idiot. Roman bon poids, 720 grammes, du massif, 509 pages, papier vélin, reliure pleine toile. A largement suffi pour huit brochettes.
Comme convenu, le client et ses sept invités avaient solennellement pris place autour du grill. Pas seulement, bien sûr, pour se convaincre que j’utilisais vraiment l’édition originale comme combustible, un volume à 8 700 livres sterling, que je ne lui avais substitué je ne sais quel polar nordique du XXIe siècle, étalant cent cinquante nuances de médiocrité. Ils voulaient de l’art. Ils ont été servis.
Tout était pile poil. Et moi, j’étais au top. Évidemment, il n’y a qu’un book’ n’ griller averti pour connaître toutes les chausse-trappes qu’il doit éviter dans son job. Ça, c’est notre tambouille interne. Au temps où on imprimait les romans, on usait, comme chacun sait, de différents types de papier. Qui brûlent de diverses façons. Parfois, le feu s’étouffe, parfois il fait des étincelles, du coup les pages flambent et se collent à la viande ou volettent au-dessus de la tête des clients. Nos grills sont équipés de groupes filtrants, qui empêchent le papier de s’enflammer ou de se calciner. Généralement, ils ne servent qu’aux débutants. Un vrai chef doit faire travailler ses mains et sa tête. Les groupes de filtration réduisent la flamme autant que l’ampleur du spectacle. En aspirant l’air, ils rendent les choses moins présentables. Or, le livre doit être éclatant, il doit flamboyer, subjuguer. Un chef expérimenté a l’obligation de préparer l’ensemble du processus comme une partie d’échecs, de garder son sang-froid, alors qu’il joue les funambules au-dessus de l’abîme. Reliure, bande d’extrémité, toile, carton, gaze, ficelle de chanvre, signets, colle à la caséine, fleurs séchées, poux punaises, cafards, qui ont pu se loger dans le dos du livre – autant de menaces secrètes qu’il est indispensable de prendre en compte. Un jour, un cuisinier a vu s’enflammer un microfilm qui, au milieu du XXe siècle, avait été inséré dans la tranchefile. Un autre a eu des problèmes avec une reliure anthropodermique des Cent vingt journées de Sodome. Tout peut arriver, absolument tout. Le moindre faux pas, pas assez ou trop d’assurance, et c’est la catastrophe. J’exerce un métier à risque. Dans le meilleur des cas, je perds de l’argent, on me balance un verre de vin à la figure ou on m’assomme avec ma vaisselle de luxe. Dans le pire, le cuisinier se prend une balle molle, voire – bien souvent – dure, dans la tronche. De nos jours, les criminels sont de plus en plus friands de festins bouquinistiques. Et, depuis la guerre, les armes pullulent en Europe. Il y a, chez les Allemands d’aujourd’hui, un écho de l’âge d’or d’avant les hostilités.
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