2050, suite à deux révolutions islamistes et une guerre, l'Europe se remet de ses plaies dans un moyen-âge high-tech étrange. L'ère du livre papier et du manuscrit est révolue, devenant pièces de musée d'exception. Une mode brûlante et clandestine enfle, celle des books'n'grills ! Autodafé alimentaire, les livres – chefs-d'oeuvre aux éditions originales – ont remplacé le charbon dans des barbecues hors de prix. Ce monde grotesque se découvre à nous par un prisme lui-même en décalage du système. Nous suivons le quotidien de Gueza et ses « futées » – puces « électroniques » qui règlent, accompagnent et renseignent sa vie, – des « cuisiniers » hors-la-loi. Entre marchés noirs du livre, cuisine à domicile chez d'excentrique plein aux as à travers le monde, réunion extraordinaire de la mafia des books'n'grills, complot moléculaire…
Ce high-concept aura beau donner l'impression d'être tiré par les cheveux,
Vladimir Sorokine s'échinera de toute son âme à le rendre diablement concret et ne manquera jamais de nous paraître signifiant : sur la matérialité des choses, sur l'évolution des us et coutumes, sur la place de la technologie, sur la révolution industrielle qui a permis la multiplication du produit culturel, sur les révolutions qui singe la révolution pour n'être qu'un nouveau système de domination incrémentée +1, sur les contre-cultures qui deviennent populaires à l'apogée de chaque génération, sur la place de l'art et la littérature, sur la matière qu'est la langue, sur le contrôle mental et la technologie envahissante, sur la fiction, sur la réalité, sur l'empiètement de l'un sur l'autre…
Manaraga interroge les mondes modernes derrière son auvent ubuesque. Publié en 2017, le
roman reflète les crises patentes et latentes qui planent sur l'Europe.
Vladimir Sorokine donne à son écriture les moyens de ses projets. Il va la fouiller, lui donner un souffle, une musicalité, jonglant entre vocabulaire riche, néologismes pseudo-futuristes, et vulgarité splendide. À travers le narrateur Gueza et ses « futées » – car de leurs présences fluctuent les détails, – l'auteur ne va pas hésiter à jouer de la stylistique pour imiter l'essoufflement du personnage dans une course effrénée, sa chute d'un avion, ses bugs de cerveau sous-traité. Cela n'est pas sans me rappeler le travail de e. e. cumming sur sa poésie typographique. En outre,
romancier post-moderniste, les
romans dans le
roman sont de la partie, nous gratifiant du texte Tolstoï, par
Leon Tolstoï – aucun lien – homonyme de
Leon Tolstoï ; ou bien les restes carbonisés de quelques pages ayant résisté aux flammes du grill ; ou encore un flash électronique et littéraire, pur produit de la littérature de 2050 ; un extrait d'opéra ; un essai philosophique révisé ; les pitch holographique, etc. etc.
Coup de coeur évident, j'ai grignoté les 250 pages de ce
roman aussi vite que les langues de flamme dans le grill. Au menu ce soir, nous vous proposons ours à la
Sorokine avec sa sauce vodka aux glaces du
Manaraga (éd. L'Inventaire/Nouveaux Angles, 2019).
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