AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet

Citation de mh17


mh17
17 novembre 2023
Lettre adressée par Hiraoka Kimitake (Ôyama-chô 15, Shibuya-ku, Tôkyô) à Kawabata Yasunari (Nikaïdô 325, Kamakura)

15 avril 1946

Je suis désolé de vous déranger une fois de plus dans vos nombreuses occupations. Je viens de recevoir votre ouvrage, Pays de neige, et je vous en remercie infiniment. Quant à « Élégie », je ne l’avais plus relue depuis quatre ou cinq ans – elle m’avait alors captivée, à un moment où je séjournais chez ma tante à Kugenuma -, et j’ai donc commencé par me replonger dans cette nouvelle, après j’ai lu d’une seule traite l’Arc-en-ciel, que je ne connaissais pas encore. Je regrette que nous n’ayons pas trouvé plus de temps pour nous parler, mais au fil de ma lecture j’ai vraiment eu l’impression que vous me dispensiez votre enseignement et vos conseils. L’impression aussi que vous m’encouragiez énergiquement. Tandis que je lisais « Élégie », j’y ai perçu comme un mystérieux message codé. Car ma nouvelle « Moyen-Âge », que je vous ai donnée aujourd’hui, porte également sur la communication avec les esprits (même si son thème – une simple histoire de médium – est bien moins beau et moins élevé que celui de votre « Élégie »). Mais ce n’est pas tout : j’ai sursauté devant ce magnifique précepte : « Âme : à quoi sert ce terme, sinon à qualifier l’énergie qui circule dans toute la création ? » Aujourd’hui, avant de sortir de chez moi, je venais d’écrire, pour le troisième chapitre des Voleurs, ce passage bien filandreux : « L’âme, n’est-ce pas un concept qui subsume la totalité des existences et des non-existences ? […] Cependant, cette subsumption n’est ni simple forme, ni pure idée abstraite. C’est l’être qui tend indéfiniment vers le néant, c’est le néant qui, par instants, traque l’être. Par conséquent, l’âme, cette forme qui a pour action d’englober toutes choses, se métamorphose, migre sans cesse, et ne connaît jamais la fixité. » Sur cette pensée verbeuse et obscure, votre phrase d’« Élégie » a produit l’effet d’une lucarne qui, s’ouvrant soudain dévoile la fraîcheur d’un coin de ciel bleu. Les rêveries en plein jour, telles qu’elles apparaissent dans votre nouvelle, sont choses rares dans notre pays. Nul besoin de L’Éloge de l’ombre de Tanizaki pour savoir que le Japon a toujours été, au pied du continent asiatique, une plaine enveloppée par l’immensité de la nuit, et de même que le twilight a été privilégié par certains écrivains irlandais, de même c’est cette nuit aux contours vagues et doux, cette nuit aussi tendre et légère qu’une roche de scapolite noire, cette nuit pareille à une grêve, qui a abrité chez nous tant d’histoires curieuses et fantastiques. Aussitôt terminée l’ère des dieux, ceux-ci ce sont repliés au cœur de la nuit. Et plus jamais ils n’ont improvisé de danses exubérantes sous le soleil de midi. Quant on lit les contes du Moyen-Âge, notamment, on est pris malgré soi d’une sensation d’étouffement, tant cet univers fait songer à des ténèbres enfermées dans un coffret. Alors qu’ils jouissent des bienfaits d’une nature et d’une lumière solaire si belles, les Japonais, trahissant l’éloge de Hearn qui les nommait « les Grecs de l’Asie », n’ont cessé, encore et toujours, d’être aimantés vers la nuit. Chez Kôyô comme chez Kyôka, on sent stagner la « nuit » de l’époque d’Edo. Même l’œuvre de Satô Haruo, d’une élégance si occidentale en surface, n’est pas exempte de vagues traces de nuit. L’esthétique profondément ancrée dans le cœur des Japonais a toujours accordé à la « nuit » une place presque primordiale. Mais il me semble qu’« Élégie » est la première œuvre à construire, en se basant sur la beauté et l’amour de la nature japonaise, des rêveries en pleine lumière, bref, à édifier une authentique « Grèce de l’Asie », et à nous éveiller à son existence. Il y a là une élévation, une pureté, une sonorité céleste pareille à celle d’un koto dont on frôle les cordes… Et tout cela, échappant à l’abstraction ou à la vaine tentation du grandiose, est enveloppé de la tristesse d’une brise légère, et respire silencieusement dans les ombres des corps. Cette nouvelle nous fait percevoir en profondeur l’union du corps et de l’âme. Les gens parlent de la « sensibilité de Kawabata », de la « poésie de Kawabata », et devant ces appréciations je réprime toujours un sourire railleur. S’il ne s’agissait que de poésie ou de sensibilité, ou les trouve aussi bien chez Hori Tatsuo. Mais si je vous place infiniment plus haut que lui, c’est que dans votre œuvre la chair, les sensations, l’esprit, l’instinct, tout ce qui relève du domaine physique et spirituel se marie dans les nuages qui les teintes. Et le catalyseur de tout cela, c’est sans doute le mystère de cette « tristesse » chuchotante, si familière aux Japonais. Quoi qu’il en soit, je crois vraiment qu’il s’agit d’une littérature unique en son genre, dont les formules de style « une poésie, une sensibilité parfaitement incorporées à l’œuvre » ne peuvent épuiser l’originalité : car c’est la littérature d’un homme capable d’entrer vraiment en contact avec la tristesse du « corps », la beauté du « corps », et donc avec la chair de la divinité qui l’habite.
Quant à Pays de neige (combien de fois ai-je bien pu relire cette œuvre !), ce roman est si grand, si sublime, que dans ma petitesse je ne puis que le vénérer de loin, comme le jeune berger qui, regardant les cimes bleues des Alpes à l’horizon, rêve du jour où il sera en mesure d’escalader même la plus haute.
Emporté par l’émotion, je n’ai fait qu’aligner des phrases creuses et déplacées. Je vous demande de ne pas y accorder d’importance.
Prenez bien soin de vous, je vous en prie.
Avec mes respectueuses salutations,

Hiraoka Kimitake
Commenter  J’apprécie          190





Ont apprécié cette citation (19)voir plus




{* *}