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Citation de Partemps


Horloges et voyages

SEPT FEUX
I
Sept feux. Comme un candélabre d'argent, aux flammes toujours courbées, porté dans ces sentiers au bord de la mer, avant que la nuit ne vienne : notre cheminement inégal, inventeur de cet or sous les brusques rideaux de cendre. Et parfois plusieurs des flammes s'éteignent, à cause justement de cette brise de mer.

II
Par le vouloir du rêve je suis dans une église assez petite et très blanche, et sans autel, désaffectée sans doute, mais sans apprêts de musée non plus. Et j'écoute une musique qui vient de la sacristie adjacente. Auprès de moi, peu visibles, plusieurs personnes en proie à une excitation extraordinaire, encore que contenue. « Écoutez me dit-on, à voix chuchotante, écoutez! Voici enfin la preuve de l'existence de Dieu ».

De fait, dans cette sorte de cantate à quatre voix, on en distingue une cinquième, de femme et certes très belle, qui s'entrelace aux autres et, de l'intérieur, les domine. Il n'y a pas de place pour elle dans la structure de l'œuvre. Un carré a quatre côtés, il est impossible qu'elle soit là. Et pourtant la musique dure, forme moins détruite que révélée. Si elle s'interrompt, à des moments, c'est pour reprendre toujours la même dans sa différence absolue, l'insituable voix s'élançant avec jubilation et enfance du pré comme vert et bleu des quatre autres, couleur nouvelle, agneau de la couleur claire, « la voix de Dieu ».

Je revois l'électrophone, sur cette table, et le disque enfin arrêté, que quelqu'un a pris en main, examine. Mais le rêve change et soudain c'est ma sombre ville natale.

III
Et voici une jeune femme qui me guidait comme je revenais vers la gare (qui est-ce, et me guidait-elle, il n'y a pas de passé dans ce moment qui s'achève) a commencé à courir, puis, se tournant vers moi souriante, déjà trouée de ciel, déjà le vent d'une torche, déjà la faille entre les touffes de feuilles sur la branche du laurier vert, s'est dissipée dans l'air de la grande salle d'attente. Or, celle-ci a beaucoup changé depuis mon dernier passage, c'est maintenant la gare du temps rompu. Quand je cherche à savoir si je puis prendre à cette heure encore le train que je prenais autrefois – celui de 6 h 10, après les classes, sur la voie D – je découvre qu'on a placé en plusieurs endroits des horloges qui, par chiffres dispersés au hasard sur les cadrans sans aiguilles, par signes privés de sens, indiquent quoi? quelque gouffre aux confins de l'éternité, non le temps.

Je prends place dans une file d'attente, à un guichet, et questionne. Oui, m'assure-t-on, j'ai le temps, mais non, je n'ai plus le temps. Au guichet même je demande un billet pour la destination d'autrefois, et l'on me dit un prix que je suis incapable d'apprécier. C'est qu'on a institué une nouvelle monnaie, qui est informe, ou variable. Quelqu'un m'apprend que les étrangers (je suis un étranger) regrettent l'ancien état des choses, la monnaie rationnelle aux conventions immuables, et se plaignent surtout de ce système de l'heure. Mais la nouvelle habitude vaut mieux (je suis maintenant sur les quais) puisqu'elle laisse libre la volonté. Si je veux pouvoir payer mon passage, eh bien je le puis. Si je veux que ce soit l'heure du train, eh bien c'est l'heure du train.

Je le veux, je décide qu'il va partir, et vers le même village. Un employé me montre la voie, et je longe quelques wagons recouverts – dans le même désordre et surcroît de signes que j'ai déjà aperçu – d'innombrables noms qui se contredisent. Bénévent, Londres, Bourges, Cholet..., tant et tant. Tout le système des désignations, tout le langage peut-être, a fait retour au chaos. Je monte malgré tout, pensif, et maintenant il fait nuit comme il faisait nuit autrefois, à six heures dix en hiver.

Et le train quitte la gare, mal éclairé comme alors aussi par cette lumière jaune, que j'aimais. Un vieillard est assis à côté de moi et me parle – depuis longtemps. « Avez-vous remarqué, me demande-t-il, comme les monuments de Tours ont changé? »

C'est vrai. L'église Saint-Étienne si morne dans sa grisaille, la voici recouverte d'admirables plaques de pierre, rose me semble-t-il, où partout l'image est virtuelle. Et ces rues, aux corniches peuplées de statues légères, presque nuées! – « Tout est comme cela, me dit le vieillard, et tu vois comme tout est simple. »

IV
J'ai pris le train un millier de fois dans cette gare – soit tout enfant aux départs d'été vers l'autre pays (le Lot rapide, couleur d'absinthe, caché dans les peupliers on y apercevait des « poissons-soleil » aux écailles phosphorescentes), soit quand, plus tard, et ce pays à jamais perdu, je rentrais le soir du lycée. Ce furent, ces années-là, un temps comme blanc et noir, avec une guerre alentour, des gares qui s'effondraient dans le silence des bombes, et le désordre après comme à la fin d'un rêve, au début d'un rêve, – avec, surtout, la sollicitation obstinée de grandes figures allégoriques, assises dans le wagon, immobiles au bout du quai, femmes de pierre grise les yeux fermés et ouverts, le front diadémé d'étoiles, la corne d'abondance dans leurs mains qui ne serrent pas.

Quant au wagon où je me retrouvais chaque soir, avec sa demi-lumière, ses voyageurs si longtemps les mêmes et pourtant restés inconnus (se parlaient-ils, il se peut, mais c'était si loin, je n'entendais pas les paroles), il a troublé pendant bien des années ma perception du réel de sa mystérieuse dérive, de ses arrêts, de ses secousses parfois aux embranchements que des feux au bout de la voie, incompréhensibles, commandent. Et je suis encore sensible plus que peut-être il ne faut à ces moments où le devenir et le lieu opposent leurs évidences, disons les moments d'approche, quand le train ou le bateau ralentissent, mais encore aux banlieues obscures, ou assez loin du rivage pour que l'affirmation des phares nocturnes ne dépasse qu'à peine de l'horizon de la mer.

Je me souviens d'une arrivée à Ravenne, un soir. Quelques enfants se parlaient d'un compartiment à l'autre, ils revenaient d'un collège de Rimini. L'accelerato était en retard, il s'arrêtait encore de longs moments en dehors des gares. Je regardais à travers la vitre, où ne se marquait que la pluie. Et je ne savais plus depuis quand avait commencé le voyage, il me semblait qu'il durait depuis des années, zigzaguant dans la nuit des petites lignes, mais aussi bien dans un arrière-pays imprégné d'une présence absolue, bien qu'il ne fût rien d'autre pour moi que les rapides lueurs de quelque maison sur les pentes. Un voyage indéfini, « absolu », serait-il le sol, et la fatigue l'incarnation? Autour de moi, dans les compartiments, les couloirs, une humanité lourde qui sommeillait la tête renversée, les yeux scellés par le rêve comme les gardiens du sépulcre dans la Résurrection de Piero. Quelqu'un m'avait demandé si je venais « pour les mosaïques », si bien que l'or lointain était parmi nous, dans la lumière des lampes. Et je pensais à un autre soir, au bord du lac Trasimène, où le train s'était arrêté. Il faisait jour encore, et soleil, dans les roseaux de la longue rive, aussi avais-je eu l'idée qu'il me fallait quitter ce wagon, m'éloigner, chercher issue, ou retour, au bout de cette campagne – d'autant que l'étrange arrêt, silencieux, insistant, ressemblait à un appel du destin. J'étais resté, mais imaginant, ce qui est dans l'ordre des choses. Une nuit de marche sans but. Au jour le lac se découvre à travers un reste de brume. Et j'accompagne du regard un oiseau qui s'est envolé de la berge – quand soudain un coup de feu retentit, l'oiseau tombe dans les roseaux. Qui a tiré dans cette solitude apparemment si profonde? Je pars à la recherche de l'oiseau, je le trouve, il n'est que blessé, et je le prends dans mes mains que son sang réchauffe. Est-ce lui dont à chaque instant (mais toujours comme du passé, de l'étouffé, du perdu) j'ai perçu, je perçois le chant, effusion lente du sang de l'être? Distrait, absent de soi, chant de servante dans une maison où elle est seule, chant comme la servante, si privée de destin qu’elle en est divine. Je me souviens que Déméter fut servante. Je regarde l'oiseau qui semble me regarder, et je voudrais apprécier la gravité de cette blessure, mais ne le puis.

On assure que le rêve est un langage, et moi j'éprouve surtout qu'il désigne et parfois même consent cette parcelle d'or « au delà » que la main parlante veut prendre, cette blancheur qui dissout déjà la syntaxe qui la désire. De ce point de vue la structure, qui se crispe dans les hantises, me semble l'échec du rêve. Et certaines dilutions, certaines longues plages de peu d'écume : le dénouement.

Sur les balances nocturnes, qu'on pense seulement à ces mystérieux équilibres! Une main passe sur le front, efface la sueur du déchirement des images. Je rêve – et le rêve n'est que ces mots – que je suis une autre fois à Athènes, « dans la lumière de la fête du basilic ».
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