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Citation de Charybde2


Le moment actuel nous semble en effet être celui d’un basculement d’époque. Comme on le verra plus en détail dans un chapitre ultérieur, les prédictions d’un effondrement écologique du capitalisme consumériste ne datent nullement de l’été 2018. Notre avenir effondré a été décrit, voire quantifié, depuis plusieurs décennies au sein de cercles minoritaires qui s’attiraient au mieux les réfutations, au pire les sarcasmes des leaders d’opinion et des gens raisonnables. Le basculement actuel tient à ce qu’une accumulation de données de moins en moins réfutables fait pencher de plus en plus de gens raisonnables – à commencer par celles et ceux d’entre nous distingué•e•s par le terme de scientifiques – vers des conclusions de plus en plus préoccupantes sur nos conditions de vie à venir. À force de s’entendre dire que, contrairement aux promesses multiséculaires de la modernité, la vie de nos enfants serait moins prospère que celle de leurs parents, lesdits enfants commencent à descendre dans les rues pour faire de leurs vendredis une école buissonnière qui ressemble à une grève de croissance.
Ce basculement s’écrira ici à quatre mains et à deux générations. Un sortant (58 ans) et un entrant (28 ans) tenteront de comprendre ensemble, l’un par l’autre, ce qu’il peut y avoir à dire et à faire dans ce monde aussi étonnant qu’inquiétant où l’effondrement annoncé fait l’objet de « c♥︎ups de cœur ». L’un de nous, fonctionnaire bien assis, commence à compter les années qui lui restent à vivre, se demandant qui, de son corps ou du milieu, s’écroulera le premier. L’autre, récemment doctoré, commence à se faire un place dans une société précarisée, où rien ne saurait être garanti. Même si le plus âgé a statistiquement moins de probabilités de voir le système actuel s’écrouler de son vivant, nul ne sait lequel de nous deux est le plus préoccupé par la hantise d’un effondrement prochain. Ensemble, nous nous situons à l’articulation centrale de cette « logique sociale de désillusion collective », bien analysée par Luc Semal, « qui se nourrit d’une rencontre inédite entre, d’une part, la génération pionnière de l’écologie politique qui arrive en fin de carrière militante en dressant un bilan à l’arrière-goût d’échec et, d’autre part, une jeune génération primo-militante qui se politise en acquérant la certitude qu’adviendront de son vivant de grandes ruptures écologiques ».
Ni pionniers ni blancs-becs, nous partageons le sentiment de faire partie de deux générations différemment mais communément affectées par cette hantise – deux générations collapsonautes, qui se sentent exposées ensemble au danger d’un délitement traumatique de leur mode de vie actuel, mais qui « veulent surtout apprendre à vivre avec ». Les collapsonautes pensent à l’effondrement, souvent avec angoisse, parfois avec obsession, ils parlent, elles calculent, militent, avertissent, dénoncent, débattent – mais le problème premier des collapsonautes est de parvenir à naviguer ensemble à travers les flots tumultueux des tempêtes présentes et à venir. Davantage que des certitudes à partager, nous avons deux perspectives existentielles à croiser, que nous espérons complémentaires, sur un désarroi commun. De ce partage, nous espérons dénicher quelques principes d’orientation, quelques voies d’avenir navigables et désirables, sur l’océan houleux où nous plongent les désastres environnementaux en cours.
En effet, même si le climato-négationnisme reste vivace (et abondamment financé) dans certains milieux, notre problème le plus grave n’est pas tellement à situer du côté de cercles cyniques ou machiavéliques qui nient activement des menaces que tout semble malheureusement corroborer. Il nous semble plutôt venir de notre acceptation passive de savoirs bien établis, que nous peinons dramatiquement à traduire en actions concrètes qui soient à la hauteur des défis du moment. Pour le dire avec l’humour de McKenzie Wark, il semble désormais avéré que le mouvement politique le plus irrésistible du XXIe siècle – plus puissant encore que tous les populismes dénoncés (et nourris par nos médias de masse – sera le Front de libération du carbone (FLC). Rien ne paraît capable de l’arrêter dans sa progression séculaire exponentielle.
Comment reconnaître que nous allons subir des effondrements en chaîne, sans pour autant nous résoudre au pire ? Comment échapper à la paralysie et à l’inertie, tandis que nous occupons simultanément, ou alternativement, les places du lapin ébloui par les phares et du conducteur grisé par la vitesse ? Comment regarder en face ce qui est sur le point de nous écraser, alors que ce sont nos espoirs et nos rêves de prospérité qui s’effondrent sur nous ?
Davantage qu’à répondre à de telles questions, notre effort visera à les défléchir. En croisant nos regards, nous espérons faire émerger d’autres façons de voir et de penser les effondrements qui nous menacent. Non tant pour les conjurer que pour en esquiver les pires effets – voire pour y trouver des occasions de rebonds salutaires. La sensibilité effondriste, telle qu’elle s’affirme dans le débat contemporain, constituera pour nous un prisme – observé par de multiples perspectives – à travers lequel repérer et discuter les nœuds, les trajectoires et les possibles de notre époque hantée par la question écologique.
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