Fragilité
Fragilité tu m'as fait naître
amoureux de ces quais où se nouent les sillages.
Je suis toujours parti
sûr de ne rien trouver qu'on ne sache d'avance
mais porteur de matins débordants d'inconnu,
de rideaux de théâtre attendant de s'ouvrir,
comme on déshabille une femme,
sur quelque pièce étrange où l'on s'est reconnu.
Voyager, toujours voyager, mener sa tête ailleurs
sur les pistes du feu, les brumes d'archipels,
tous porteurs d'impossibles accessibles.
Puis se retrouver là sur le quai du retour,
nu de par ses voyages,
au milieu de ces gens qui jamais ne sauront
ni les bonheurs profanes
ni les doutes du soir dans la frayeur des temps
Il sut qu'au bout des rails
n'était aucune gare.
Il neigeait de la cendre
après chacun des trains.
L’innommable dépasse l'imaginable.
L’innommable n'est pas poétique. J'ai quand même tenté de me laisser guider dans le sillage d'un Primo Levi, qui osa entrouvrir cette Gueule d'ombres. pour témoigner de ce qu'il avait vu et vécu et nous alerter sans trop d'illusions. Un regard lucide sur notre monde nous montre que la bête est toujours proche, qu'elle remue déjà ici et là, si elle ne nous mord pas encore.
( préface)
Cher peuple de Karia, vous n'avez plus de soleil parce que cette ville est bourrée de conspirateurs. Ils veulent vous faire croire que je suis responsable de votre nuit. Mensonge ! Ceux qui le diront, et même ceux qui le penseront, seront jugés et condamnés pour complicité avec les faiseurs de nuit. Leurs yeux seront crevés ici même, sur cette place !
Morte saison
Vole le temps vole.
Les fleurs sont si pâles
au fond du jardin.
Grince la carriole.
Un vieux cheval borgne
traîne un dernier foin.
La statue cajole
le dos d'un jet d'eau.
Les doigts de l'automne
tombent au préau.
Vole le temps vole
qu'il neige bientôt !
On dit que demain sera l'équinoxe du siècle, mais les oiseaux migrateurs ne le savent pas. Aucun journal des marées pour leur dire "alouettes de mer, vanneaux, et pluviers, guillemots et cormorans, remontez vos oeufs sur la dune ! L'eau va emporter toutes vos couvées ! "
J'avais pensé piquer près de chaque nid une perche pour les repérer et dès le lendemain les porter plus haut, mais les oiseaux ne sauraient plus les retrouver et tous leurs oeufs seraient perdus.
J'ai parlé à Fausta de la grande noyade qui se préparait. Elle m'a jeté un coup d'oeil mortel. Si notre île était un bateau, elle prendrait plaisir à le naufrager. Si le monde entier était dans sa main, elle le jetterait sur une planète glacée.
Mais il arrive aussi que, dans la Grande Histoire, la nuit veuille enfouir tous les mots et brûler tous les livres. L'obscurité veut recouvrir les peuples. Les mots, dans cette nuit, gardent seuls leur lumière, et souvent ils annoncent et préparent son retour, quand tous encore désespèrent. Et c'est alors un grand bonheur que d'être le plus petit colporteur de cette lueur, de cette parole qu'on n'attendait plus.
Pour se moquer de la nuit, nos enfants n'étudieront que sur des livres aussi noirs qu'elle ! (Il s'était toujours méfié des écoles, où il arrive qu'on apprenne à être libre.)
Les souvenirs ne sont-ils que les squelettes de rêves morts ?
Et mortes nous voilà par la faim, par le froid
jetés à pleins chariots nues sur le tas.
Bonne neige, le sais-tu
pourquoi nous sommes là ?