Ils ergotent, commentent, jasent et balbutient leurs petites politesses sans saveur auprès d’un corps qui est celui de Paul, leur ami, pour autant que ce mot veuillent dire quelque chose, mais d’une âme qui n’est pas la sienne, d’un esprit d’enfant ébloui par ce qu’il découvre sans savoir si cela lui appartient ou non.
L’histoire d’un individu, quel qu’il soit, n’est pas linéaire et unidimensionnelle. Elle s’inscrit dans un faisceau de signifiants qui ne sauraient être réduits à une simple biographie. Pour Paul, il est tout aussi important d’être informé de ce que sa vie aura été jusqu’à l’accident que de voir se succéder des visages différents présentant des historiettes variées sur leur passé commun ou découvrir dans les journaux et magazines, à la télévision ou sur internet l’écho de son accident. L’ensemble de ces flashs, nécessairement brefs, lui permettront de constituer une parenthèse de faux éléments de mémoire qui le moment venu pourront aisément se transformer en vrais pans de sa personnalité.
Alors que pour tout autre individu le présent est un instantané indescriptible, un point de tangente entre le passé et ce qui bientôt sera passé, le présent pour lui est une zone franche sans réelle définition, un espace ample et démesuré hanté d’ombres qui passent et repassent, s’imposent et fuient, inaccessibles.
Il ne se rappelle de rien. Il ré-émerge doucement dans un monde qui ne signifie que peu de choses pour lui. Tout est une redécouverte, y compris et surtout lui-même. Il discerne des éléments mais parvient avec difficultés à les associer avec un identifiant. Il redécouvre les sensations les plus élémentaires.
Le passé, son passé, n’est qu’une morne plaine, son présent prend corps avec lenteur et commence à fleurir une steppe aride, mais en lieu et place de paysages d’adultes, complexes et sinueux, presque à l’infini, lui ne dispose que d’un minuscule jardinet, sans importance ni conséquence, et ce jardinet c’est elle, la jeune Nora, qui lui montre comment le planter et l’entretenir.
Une chose est certaine, ta mémoire est bel et bien là, mais le chemin t’y menant est pour l’heure inaccessible, nous ne sommes pas des ordinateurs que l’on peut réinitialiser comme si de rien n’était avec perte définitive de mémoire en prime, les choses sont différentes en l’espèce.
Ce doit être une chose terrible de se trouver face à une personne aimée qui semble dorénavant totalement étrangère. J’en suis désolé et je voudrais que tu saches que je fais le maximum pour retrouver mes marques, la mémoire de ce père que tu aimais et qui t’aimais tant.
Le sablier des autres humains avec un globe inférieur et un globe supérieur, ce dernier laissant passer par le trou du présent les minuscules grains de sable de l’avenir en passe de s’immerger dans le charnier des souvenirs plus ou moins heureux, n’est pas le sien.
Après ce qui m’est arrivé, et ce qui m’arrive, je peux me permettre d’être franc. Je vous crois, mais ne crois personne d’autre. Il y a une forme de décalage entre ce qu’ils disent et ce qu’ils pensent.
Nous sommes si éphémères… Le pire et le meilleur se succèdent, on n’y peut rien. Après cette phase d’hésitation, il y en aura une autre de bonheur. Puis une autre et encore une autre et ainsi de suite…