- Arrête-toi de temps en temps, Muzaffar, dit-il. Arrête-toi et respire. Prends le temps de regarder les oiseaux. De manger des fruits. De parler à un ami. Crois-moi, quand tu auras mon âge, tu te demanderas pourquoi tu n'as rien fait d'autre dans la vie que courir. Tu te demanderas pourquoi tu as si peu d'amis. Tu regretteras de ne pas avoir de souvenirs plus agréables que ces quelques apparitions ans tes soirées mondaines.
Les yeux de Muzaffar se posèrent aussi sur le pandaan. Le couvercle maintenant soulevé, il révélait neuf compartiments : le plus central contenait une boîte en émail, et autour, dans huit compartiments identiques, s'alignaient les ingrédients du paan. Il y avait là du khatta, d'un beau rouge brique, parfumé à l'essence de pandanus, des zestes de citron adoucis avec du lait, mais toujours un peu âcres, et des noix d'arec effilées avec soin. Il y avait aussi de la confiture de rose au parfum puissant, de la cardamome trempée dans du miel, des noix de muscade, des graines d'anis, et dans le dernier compartiment, un peu de noix de coco râpée.
Le haveli dans lequel Mehtab avait vécu et où elle était morte n'avait pas changé depuis la veille. Le baldaquin bleu, quelques peu sali par la pluie, était tendu devant le larmier. Les roses étaient toujours magnifiquement fleuries dans les parterres, mais les pétales qui flottaient dans le bassin du vestibule n'avaient pas été changés. Flétris et décolorés, ils tourbillonnaient mollement au gré des clapotis de la fontaine.
Muzzafar la fixa, ébahi. Salim lui avait dit qu'elle était belle, mais il ne l'avait cru qu'à moitié ; il savait pas expérience que Salim était facile à contenter.Il était loin de l'imaginer telle qu'elle était : éthérée, d'une beauté presque irréelle. Mehtab devait avoir dix ans de plus que lui, mais il se dégageait d'elle une attirance sans âge, une grâce qu'elle posséderait probablement jusqu’à sa mort. Elle était enveloppée de mousseline de satin bleu pâle, des saphirs étincelaient à ses oreilles, des perles encerclaient son cou gracile. Des fleurs fraîches de jasmin parsemaient l'épaisse tresse de cheveux bruns qui descendait de son épaule jusqu'à ses hanches, et ses yeux, grands et limpides, contemplaient d'un air languissant - et quelque peu interrogateur - ce visiteur impromptu.
"— Un café ? Cette nouvelle boisson à la mode que l’on sert dans les qahwa khanas de Chandni Chowk ? Je n’y ai jamais goûté, mais l’odeur suffit à m’en dégoûter, grimaça Salim. C’est maléfique, crois-moi. Cela ne te fera aucun bien d’en ingurgiter autant que tu le fais.
— Maléfique ? Tu n’as pas entendu l’histoire de l’ange Jibrail, qui a donné du café au Prophète quand celui-ci s’est senti fatigué ?
— Non, je ne l’ai pas entendue, rétorqua Salim d’un air borné. Je suis sûr que cette histoire a été inventée par un énergumène dans ton genre. Non, je ne boirai pas de café, il me faut quelque chose de plus costaud. Quelque chose qui pourrait me réchauffer le coeur et m’alléger l’esprit. Une bonne coupe de vin…
La voix du vieil homme se perdit dans la cacophonie du ghat dont ils approchaient, parmi les cris des porteurs, les conversations des marchands qui dirigeaient le chargement et le déchargement des navires, la rumeur d’une cité en plein travail." (Philippe Picquier - p.17)