Le compte
Ange décidé ayant bossé durement
pour gagner ses galons
il tambourine doucement
de ses bottes
et se frotte les mains :
il fait frais
dans le vent matinal.
D'un coup il a l'impression
de s'être trompé :
il se met à compter dans son calepin
les corps qui l'attendent
sur la place d'appel,
camp au cœur du camp : je manque,
il n'y a que moi qui manque,
il y a une erreur
il éteint rapidement mes yeux
et efface mon ombre.
Je ne serai pas absent
s'il vous plaît.
Le compte sera bon
même sans moi, ici
où on reste à jamais.
in Georges Astalos, Héritage lyrique (sélection anthologique de la poésie israélienne d'expression roumaine), p. 121
Retour inutile
Finalement le village resta vide
au-delà de la mort, des nuits
il se rappelle vaguement
de mon existence.
L'insomnie des chiens
fait passer à travers la nuit,
les mêmes mensonges,
la coque de métal
sur la croix du carrefour des vents
fait semblant de me montrer le chemin.
Je ne m'égarerai par
je ne dois pas demander ma route
car l'adresse est gravée
dans ma chair
à quoi bon lutter,
je ne pourrais pas me vaincre moi-même.
J'ai tourné la tête et j'ai vu
que tout fut un mauvais présage
et que je suis condamné à agir.
Encore un petit peu et il verra
que je suis en vie.
Pourquoi ai-je tourné le regard
vers l'enfer ?
in Georges Astalos, Héritage lyrique (sélection anthologique de la poésie israélienne d'expression roumaine), p. 106
Témoignage
Non, toujours non.
Sans aucune erreur
c'étaient des hommes :
uniforme et bottes.
Comment vous expliquer ?
Ils étaient créés à l'image
et à la ressemblance
de Dieu.
Je n'étais qu'une ombre,
enfantée
par un autre Créateur.
Et Lui dans sa magnanimité
n'a rien laissé en moi
qui pourrait mourir.
J'ai couru vers Lui,
je suis monté doucement
et bleuâtre
en accord avec moi-même
je disais Lui [en] demandant pardon :
j'étais fumée
fumée montant vers
le Tout-Puissant
sans corps ni visage.
in Georges Astalos, Héritage lyrique (sélection anthologique de la poésie israélienne d'expression roumaine), p. 120
Brouillon pour une demande de dédommagement
Bien, bien, Messieurs
qui rouspétez comme toujours,
faiseurs de miracles, emmerdeurs,
taisez-vous !
Tout sera remis à sa place,
paragraphe par paragraphe.
Cris dans la gorge.
Les dents d'or dans la mâchoire.
La peur.
La fumée sortant des cheminées
venant du dedans du vide des os.
Vous vivrez encore
avec une autre peau
et une autre chair
et vous serez assis dans le salon
lisant le journal du soir.
Vous voilà !
Chaque chose en son temps.
Quant à l'étoile jaune,
elle sera
tout de suite
arrachée de vos poitrines
et montera
aux cieux.
in Georges Astalos, Héritage lyrique (sélection anthologique de la poésie israélienne d'expression roumaine), p. 123
L'Europe tard
Fleurissent des violons
dans l'air
et des chapeaux de paille.
Excusez-moi, quelle année fait-il ?
Environ 39 et demi.
C'est encore tôt,
très tôt,
on peut fermer la radio.
Je vous présente :
le vent de la mer
l'esprit vif de la croisette
merveilleux tissu,
qui donne vertige aux regards
et gonfle les pages des journaux :
Tango ! Tango !
C'est comme si la ville ville chantait :
baise-main, Madame,
votre main tendre
comme un gant de cuir
tout sera comme avant
dans nos rêves,
ne soyez pas inquiète, Madame,
ici [il] ne se passera rien
de tout cela
vous verrez
rien ne sera
comme ailleurs.
in Georges Astalos, Héritage lyrique (sélection anthologique de la poésie israélienne d'expression roumaine), p. 119
Traité de passage clandestin des frontières
Homme inventé, pars.
Voilà ton passeport !
Tu n'as pas le droit
de te rappeler qui tu es.
Il faut correspondre
aux signalements :
tes yeux sont bleus désormais
et tu ne te précipites pas :
tu es un homme
tu restes assis dans le wagon.
Tes vêtements sont bien taillés,
ton corps est bien droit
et le nouveau nom est près à bondir
de ta gorge.
Va, va et n'oublie pas
que tu n'as pas
droit à l'oubli.
in Georges Astalos, Héritage lyrique (sélection anthologique de la poésie israélienne d'expression roumaine), p. 122
Selon les diseuses de bonne aventure
les cartes rouges et noires
ne me laissent pas le choix.
Dans ma paume, la ligne de vie
est creusée comme une cicatrice.
Il n'y aura pas de miracles.
Mon sang ne remontera pas sa pente.
Ce qui doit m'arriver,
m'arrivera implacablement
et s'imposera
tel un long rêve
insupportable.
On m'a permis d'espérer,
sans que l'espoir me soit imposé par quiconque.
Alors, je ne demande que de vivre
en paix entre mes frontières.
[sans titre, in Georges Astalos, Héritage lyrique (sélection anthologique de la poésie israélienne d'expression roumaine) , page 103]
Brouillon d'un accord de réparations.
Bon, bon, les maîtres qui crient à l'injustice comme toujours,
Faiseurs de miracles importuns,
Silence !
Tout reprendra sa place,
Paragraphe après paragraphe.
Le cri dans la gorge.
Les dents dans la mâchoire.
La peur.
La fumée dans les cheminées de tôles et plus loin, à l'intérieur,
Vers le creux des os,
Et vous vous couvrirez de peau et de nerfs et vous vivrez,
Voyez, vous vivrez encore,
Assis dans le salon, à lire un journal du soir.
Voyez, vous êtes là ! Ce n'est pas trop tard.
Et quant à l'étoile jaune : elle sera tout de suite arrachée
De la poitrine
Et émigrera
Vers le ciel.
(Prizma, 11 poètes israéliens contemporains, p. 108-109)
טיוטת הסכם לשלומים
טוב טוב אדונים הזועקים חמס כתמיד
בעלי נס טורדנים
שקט
הכל יחזר למקומו
סעיף אחר סעיף
הצעקה אל תוך הגרון
שני הזהב אל בלסת
הפחד
העשן אל ארובות הפח והלאה ופנימה
אל חלל עצמות
וכבר תקרמו עור וגדים ותחיו
הנה עדין תחיו לכם
יושבים בסלון קראים עתון ערב
הנה הנכם הכל בעוד מועד
ואשר לכוכב הצהוב מיד יתלש
מעל החזה
ויהגר לשמים
Saül et David chantant devant lui
Saül est otage dans le palais
de silence,
le gardien le tient
en captivité à l'aide
d'une lourde chanson.
Le violon arrondi
est une porte fermée
et au jardin des musiques
on ne peut pénétrer.
Les doigts fragiles de David
touchent les cordes,
au-delà des barreaux un oiseau frémit
et son vol s'approche
son vol s'éloigne
il plane très haut
regorgeant d'envie.
Les harmonies mènent David
vers le rayon du chant
comme vers l'abysse
Et Saül écoute et son sang palpite
dans ses tempes
Et Saül lance son sabre vers David
Et le sabre se plante dans le mur
Et Saül reste les mains vides.
in Georges Astalos, Héritage lyrique (sélection anthologique de la poésie israélienne d'expression roumaine), p. 104
Peut-être est-elle comme le nid d'un violon
qui éclate
et soudain s'envole.
Peut-être fleurit-elle dans un laurier-roser
comme le miel butiné sur la langue
des papillons de nuit.
Dix cœurs battent au bout
de mes doigts: non, elle n'est pas
comme