C’est chez elle que Mickiewicz fit son entrée dans la société moscovite, c’est là que les intellectuels s’abouchèrent avec le « nouveau venu d’Occident ». Pouchkine dira plus tard de lui :
Il a vécu entre nous,
Parmi une race ennemie,
Sans nourrir de griefs dans son âme,
Et nous l’aimions. Paisible et bienveillant,
Il prenait part à nos réunions,
Nous partagions avec lui nos rêves purs et nos chants
(Son inspiration venait des cieux
Et sa vue des choses était élevée) souvent,
Il nous parlait des temps à venir
Quand les nations t’énonçant aux querelles
S’uniront en une seule grande famille…
Nous écoutions avidement des paroles du poète…
Le groupe des disciples se réunit chez Mickiewicz la veille de Noël. Quand on fut au complet, le poète sortit et revint aussitôt, tenant en main un petit sac de toile. Ce sac fut déposé avec dévotion sur une table recouverte d’un linge blanc. Chacun baisa l’objet mystérieux, comme une sainte relique. C’était de la terre de Pologne. Le poète approcha le dernier de la petite table blanche et se courba sur cette poignée de terre grise, symbole de toute sa nostalgie. Puis il dit : « Mes frères, j’espère en Dieu que cette année sera la dernière de nos années de misères. » Son visage mobile reflétait une joie ineffable.
Au moment où la Pologne se trouvait en danger de mort, où le destin de Stanislas et de tant d’autres de décidait, Pilsudski mettait au point le plan de la grande bataille historique appelée plus tard le Miracle de la Vistule.
Le vrai miracle, c’est que ce pays qui venait à peine de retrouver son indépendance, dont l’armée incomplète, formée d’éléments disparates, composée en grande partie de volontaires sans entraînement, réussit à s’opposer à l’Armée rouge, à la vaincre, à la mettre en déroute et à la rejeter au-delà de ses frontières.
Ceux qui s’enrôlaient alors dans l’armée venaient de toutes les classes, de tous les milieux, depuis les riches propriétaires terriens jusqu’aux paysans sans terre, jusqu’aux chômeurs qui ne défendaient pas leurs biens puisqu’ils n’avaient rien mais partaient pour défendre leur terre natale et la liberté retrouvée. Comme au temps des invasions tartares ce fut une levée en masse pour arrêter l’ennemi venant de l’est, réincarnation des hordes asiatiques qui tuaient et détruisaient tout sur leur passage.
Dans son ordre du jour à l’armée, le commandant en chef des troupes bolchéviques, le général Toukhatchevski, disait ce qui suit :
« Les armées du drapeau rouge sont prêtes à combattre jusqu’à la mort contre l’armée de l’Aigle blanc. Nous devons noyer le criminel gouvernement de Pilsudski dans le sang de l’armée polonaise broyée… Le chemin de l’incendie mondial passe sur le cadavre de la Pologne… »
Dans les rues désertes de Varsovie, que nous avions suivies Elisabeth et moi en partant pour Lvov, restait le cri des inscriptions : aux armes, aux armes !
Le général Weygand remarque dans son livre sur la bataille de Varsovie, que Pilsudski avait réussi, pendant les trois jours qu’il passa avec ses troupes, à les galvaniser et à faire passer dans l’âme des combattants sa foi et sa volonté de surmonter triomphalement tous les obstacles.
Le général Weygand ajoute que l’exploitation de l’attaque victorieuse fut conduite de main de maître, avec l’impétuosité diabolique et l’énergie passionnée du commandant en chef qui ne laissa pas le temps à l’ennemi surpris de reprendre haleine, mais le battit sur place et transforma son offensive concentrée sur Varsovie en une débâcle totale.