Hommage d'Edgar Morin à Dionys Mascolo .
Intervenants : Jean-Pierre Saez, Edgar MorinCC-BY-NC-ND 2.0
En langage courant, l'amour est une utopie. Tout comme l'homme est une utopie.
Justement parce qu'il est l'espace privilégié où il se dépense peut-être le plus d'efforts pour tenir en respect l'inhumanité qui est en l'homme, l'amour, plus que les guerres ou toutes les luttes de prestiges possibles, met en évidence la part que l'on disait irréductible, non réduite en tout cas, de cette inhumanité. Mais contre tous les humanismes qui font comme si l'on savait déjà ce que c'est, l'homme lui-même, répétons-le est une utopie. Nous sortons à peine des cavernes. Le processus d'humanisation est en cours. L'amour suit ce cours. Dans quelque temps, l'homme sera probablement capable d'aimer dans la certitude d'aimer.
C'est ainsi que le monde - comme un maître admiré, s'il vient à sombrer dans l'ivresse ou la fureur sous le regard du disciple, lui communique le dernier mot jusque-là réservé de son savoir, et le laisse sans maître - le monde, donc, venait de lui apprendre, à lui Baptiste, qu'il était seul, absolument seul, ce qu'il n'aurait jamais cru, et que personne, absolument personne, parmi les quelque deux milliards à vivre en même temps que lui sur la planète, n'était plus avancé que lui qui se questionnait maintenant s'il pouvait se dire certain de quelque chose...
En somme, tant qu'on ne les connaît pas, les gens font comme s'ils étaient persuadés de ne pouvoir vous donner le désir de les connaître qu'en feignant devant vous d'être heureux.
Le malheur n'est peut être, rêvait de nouveau Baptiste, que l'immense complot de la pudeur universelle devant le malheur.
Non. Il ne pouvait pas dire. Il n'était pas malheureux. Il ne l'était pas du moins au sens où il savait que tout le monde était malheureux, au sens où le possédait la certitude aveuglante que tout le monde était en proie au malheur.