Depuis que j’ai l’âge de raison, elle me rebat les oreilles avec tous les malheurs qui m’attendent parce que je suis une fille. On dirait que pour elle, il n’y a pas de pire calamité. Elle soutient que des années de féminisme n’ont rien changé et qu’on est encore loin d’être les égales des hommes. Moi, je m’en fous ! À quoi ça sert d’être l’égale d’une bande d’abrutis qui passent leur temps à jouer à des jeux vidéo stupides et qui pensent que parce qu’ils sont des mâles, ça suffit à faire d’eux des êtres d’exception ! Non, merci ! Camille dit qu’en vieillissant les garçons deviennent plus intéressants. Eh bien, je vais les laisser grandir un peu. Comme on est souvent ensemble Camille et moi, ils nous traitent de gouines, mais on s’en fout. Ils sont jaloux parce que Camille est la plus belle fille de l’école et qu’ils n’ont aucun succès avec elle.
Je ne suis ni belle ni laide, mais il y a une petite Laura en moi qui s’étonne d’être celle qui habite ce corps. Est-ce bien moi cette fille aux jambes maigrichonnes, qui n’a plus l’air d’une enfant, mais pas encore tout à fait d’une femme ? En tout cas, j’ai de beaux seins. Ils sont plus gros que ceux de Camille. Je les libère de cet affreux soutien-gorge que ma mère m’a forcée à acheter sous prétexte que sans soutien ils risquent de s’affaisser. Je n’ai pas de souci à me faire, mes seins sont bien fermes. Je les prends dans mes mains. Ils sont doux, deux oisillons endormis. Quand j’irai vivre en appartement, je ne porterai plus de soutien-gorge et tout le monde pourra les admirer sous mon chandail ou ma camisole.
Ce que je désire par-dessus tout ne s’achète pas dans un magasin. Je voudrais avoir le cœur et l’esprit légers, je voudrais que le soleil inonde la maison, qu’il chasse la tristesse de chaque recoin et qu’il nous réchauffe l’intérieur de sa bonne chaleur. Ne plus être enfermée dans un cocon d’amertume et de larmes. Ne plus être une éternelle chrysalide. Devenir enfin papillon et m’envoler dans les airs, planer de bonheur vers de nouveaux lieux, de nouvelles aventures, me faire raconter toutes sortes d’histoires, des histoires d’amour, des histoires à faire peur. Vivre !
L’état de ma mère est loin de s’améliorer. Ses changements d’humeur imprévisibles me donnent de plus en plus le goût de fuir. Je l’aime, mais la vie à la maison est devenue insupportable. Elle a fait de moi son bouc émissaire. Quand elle a besoin de blâmer quelqu’un, je suis celle qu’elle choisit et je ne sais plus quelle attitude adopter pour avoir la paix. Si j’attends patiemment que ça passe en lisant dans ma chambre, elle m’accuse d’indifférence et si je tente de la consoler elle jure qu’elle n’a besoin de personne pour lui tenir la main.
Toujours le drame à portée de la main. Ça doit être ça, vieillir. Avoir peur de son ombre. Frapper un mur et ne plus être en mesure de trouver la seule issue possible. Avoir dans les mains la clé et refuser de s’en servir sous prétexte qu’on ne voit plus très bien et que tout nous échappe. Se mentir effrontément… Et se retrouver seul. Tout seul !
Mon découragement augmente un peu plus chaque jour. Si ma mère ne peut pas être heureuse, moi non plus ! Elle continuera de souffrir et moi aussi. Nous sommes deux vases communicants où circule un commun désespoir. Tout cela devient trop dur à supporter. J’aimerais mieux mourir plutôt que de rester ici dans la prison qu’elle nous a inventée.
Curieux ! Les pauvres nourrissent les plus pauvres… Et les riches eux, qu’est-ce qu’ils font ? Ils engraissent, dirait Camille. Ils gardent tout pour eux, égoïstement. Camille et moi, on voudrait vivre, plus tard, dans un monde d’entraide et de solidarité. Un monde où chacun aurait sa place au soleil.
Pour contredire les poètes qui ne leur accordent qu’une seule journée d’existence, les roses de mon père connaissent une vie plus longue que celles du dépanneur. Elles trônent sur la table du salon dans toute leur splendeur depuis presque une semaine. Ma mère les ignore tout simplement. À ses yeux, ces fleurs-là n’existent pas. Moi, j’attends qu’elles se flétrissent, qu’elles courbent l’échine, qu’elles perdent un à un leurs pétales. Elles sont comme moi, figées de stupeur. Finalement, je les jette à la poubelle, avec mes regrets qui ne servent à rien. J’ai laissé passer ma chance. Je me suis comportée comme une enfant. J’ai ignoré les conseils de ma mère qui m’avait prévenue que les hommes ne font que mépriser les femmes qui se répandent en larmes.
" On raconte qu'elle a choisi de vivre dans la rue, qu'elle n'a pas de domicile fixe et qu'elle refuse de dormir dans les refuges, même au plus froid de l'hiver. Moi, je trouve que malgré tout, elle a l'air heureuse. Qui sait si elle ne l'est pas plus que ma mère? "
Les vacances sont longues, toute seule avec ma mère. Quand on essaie de s'amuser un peu, de changer d'air, c'est raté parce que quelque soit l'endroit où l'on va, elle emporte dans ses bagages tout ce qui lui pèse sur le cœur. C'est lourd. Très lourd.