Comment dire l'excitation bizarre que produisent à la longue ses chairs vertes, ses troncs monstrueux pavoisés de mousses ruisselantes ? Ah ! ces caresses de feuilles, vastes et luisantes, sur la peau des mains ! le contact des écorces, l'enivrement des parfums et des odeurs ! Mais, parallèlement, qui pourrait exprimer la répulsion qu'inspire une aussi rampante, insinuante, fourmillante, turgescente vitalité ? Qui pourrait exprimer la peur de cette mort qui se cache partout ? Non pas de la mort en soi, en tant que danger, mais dans un sens subtil, omnivalent. Il n'y a aucun autre lieu où la vie et la mort soient aussi intimement unies et enchevêtrées. Voici l'arbre tombé, et des milliers d'êtres qui tirent leur nourriture de ses fibres en décomposition : tout un peuple de champignon, d'insectes, de vers, de fougères, de mousses, de lichens, de psalmodies. Voici le serpent qui glisse en silence au milieu des fleurs carnivores. Voici le papillon qui vole, à la fois solennel et capricieux... puis s'arrête sur la carcasse jaune d'un animal. Voici l'embûche, le mal pénétrant et secret, la tromperie, la splendeur et l'horreur en même temps. Baudelaire fût devenu fou devant toutes ces suggestions occultes. Et tout de suite, il eût chanté le grand parallèle, celui de la forêt tropicale et du cœur de l'homme.
Il y a deux façons de voyager. La première fait parcourir de grandes distances en peu de temps : on bouge, on se déplace, on apprend à connaître les lignes générales des montagnes, des vallées, les aspects les plus évidents des gens et de leur caractère. L'autre nous fait arrêter, approfondir, nous enraciner un peu et tâcher d'aspirer de la terre l'invisible sève spirituelle dont s'alimentent les habitants du lieu. Les deux sont légitimes, les deux peuvent être un source de plaisir, les deux peuvent conduire à d'utiles connaissances et à des comparaisons.