Claude Régy parle de son travail de metteur en scène à l'occasion des représentations de VARIATIONS SUR LA MORT.La Colline - théâtre national
Un travail, une toile, un livre, une partition, un spectacle ça n'est jamais fini.
Une oeuvre est faite par tous les gens qui la perçoivent.
Par là elle est maintenue en perpétuelle vibration, en mouvement. (...) modifiée amplifiée ou détruite par ceux qui tentent de la recevoir.
C'est une existence impalpable (...) Personne ne peut faire la somme de tous les regards qui se sont portés sur une oeuvre.
Partout des parcelles d'introuvable.
En nous surtout.
Et alors de quelle nature la lumière qui éclaire la part de passé et de futur que le présent contient ? Quelle est cette lumière hors de la mesure du temps qui naît du silence et agrandit l'espace ? Est-elle dans la folie, est-elle hors de la folie?
Si on faisait un sondage : qui n’est pas désespéré ? On trouverait quelques menteurs, mais on ne trouverait pas beaucoup de gens sincères pour lever la main ou faire une croix dans la case.
Qui n’a pas été trompé, déçu, écroulé dans toutes ses aspirations ?
Il y a un courage dans la vitalité, incompréhensible, fabuleux, de vivre jour après jour. Ça représente un courage incommensurable. Il y a probablement une force de vie qui est en nous, qui est déposée, qui fait qu’on encaisse tout parce qu’il y a ce besoin de continuer.
Mais pour moi et quelques autres, dont Sarah Kane - je commence à réfléchir sur ce qu'elle écrit - l'écriture est théâtre : "Rien qu'un mot sur une page et il y a le théâtre
j'écris pour les morts
ceux qui ne sont pas nés" dit-elle calmement.
Il ne s'agit pas, au théâtre, comme on le croit, de dire ou d'entendre le texte. il s'agit au théâtre d'une étrange matière, si on arrive à la rendre sensible : il s'agit de ce que le texte fait voir. Il s'agit de travailler pour que le texte fasse voir.
Faire du théâtre amène forcément à se frotter à toutes ces frontières avec la philosophie, la science et même éventuellement avec les sociétés elles-mêmes, et donc l'ethnologie.
Toute recherches confondues, pénétrons l'espace du doute.
Nos pas résonnent.
Selon Wittgenstein, "on ne devrait pas dire une chaise, mais une peut-être chaise"
Je pense souvent à ce peut-être.
On est devant un mur. Chercher le moment où cesse la foi en la réalité.
Alors tout se met à trembler.
On tombe alors sur une évidence : mettre le spectacle dans l'ombre et parler très bas, c'est faire bouger pour l'oeil, pour l'oreille, les seuils de perception. L'idée vient qu'en travaillant on pourrait faire bouger d'autres seuils. Nous vivons dans un réglage de seuils moyen, qui convient pour la vie courante, comme notre langage convient pour la vie courante, mais il y a une autre manière d'utiliser le langage, et donc une autre perception du monde sans doute qui pourrait s'explorer en dehors des seuils qui sont les nôtres habituellement. En faisant travailler une ouïe plus subtile et moins utilitaire, peut-être entendra-t-on autrement. Peut-être entendra-t-on autre chose.
(...) On s'apercevrait - je l'ai expérimenté - que ce qui n'a pas été vraiment fait, que ce qui n'a pas été vraiment dit, que tout ça agit.
De quoi est faite cette sorte d'action particulière - c'est bien d'une action qu'il faut parler puisque ça agit.
Des particules suspendues nous attendent.
Nous respirons les forces du vide.
Les acteurs par leurs intonations devraient pouvoir seulement suggérer. Faire penser à plusieurs interprétations. Ne pas faire de commentaire, leur ton ne devrait porter aucun jugement. Au-delà même de leurs partenaires, ils devraient ouvrir le discours vers le public, ils devraient parler aux dieux.
Si on parle "académique", tout en ordre, en accord avec la syntaxe, avec la ponctuation (...) c'est un langage mort.
Aussi mort que des réglementations grammaticales.
Ou des colonnes de mots écrasées entre les pages d'un dictionnaire.
Les poètes ne font que remuer les règles et les mots.
Casser la syntaxe, casser la langue, casser le vocabulaire, inventer des mots, les rompre, les faire se cogner les uns contre les autres, les assembler les disjoindre, faire entendre des assonances, des dissonances, des rimes intérieures. Mais aussi et grâce à ça, faire entendre un peu de ce qui n'est pas dit.(...)
Les poètes savent ça, casser, inventer, parce qu'ils savent qu'il est essentiel dans le bruit des mots d'entendre ce que fait le langage sans le dire.
... si on arrête les répétitions, si on arrête les phrases au milieu, si on interrompt (il y a parfois trois page sans ponctuation), on casse l'écriture et on casse surtout la vertu secrète de l'écriture : ce mystère qui entendre ce qui n'est pas écrit.