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Yoba

Etoiles Notabénistes : ******



Yôba

Traduction : Elisabeth Suesutgu pour le recueil de nouvelles "La Magicienne" paru chez Picquier Poche



ISBN : certainement inconnu à l'époque de la sortie de la nouvelle mais 9782809703979 pour l'édition Picquier Poche



Cette "Magicienne", qui donne pourtant son nom au recueil de nouvelles d'Akutagawa sorti chez Picquier Poche, n'est peut-être pas la meilleure du volume bien qu'elle en soit la plus longue. Néanmoins elle fascine par l'art magistral avec lequel l'auteur fait jaillir autour de nous une atmosphère lourde, glauque et maléfique qui, quelles que soient nos croyances (ou notre incroyance) personnelles, ne peut que nous glacer le cœur.



Bien que le fantastique ait ici la partie belle, l'intrigue se veut en principe sentimentale : une jeune fille, Toshi, servante dans une famille dont le fils, Shinzô, est amoureux d'elle, possède des qualités de medium qui intéressent fortement l'une de ses lointaines parentes, la dénommée Shima, elle-même connue par le bouche-à-oreille comme une puissante sorcière ayant puisé sa science dans les rituels shamaniques ; Shima est vouée au culte d'une divinité ambiguë dont on peut croire que, à l'issue de la nouvelle et malgré la mauvaise réputation qui est la sienne, elle se range aux côtés des deux jeunes gens et les aide à échapper à l'affreuse Shima ; mais celle-ci ne peut accéder aux précieuses prédictions du dieu sans la présence d'une medium à ses côtés. Or, Toshi est réellement une excellente medium ...



Toutefois, ce que l'on retient de cette "Magicienne", bien plus que l'histoire, un peu complexe ou alors traitée de façon trop romanesque pour une nouvelle, c'est, répétons-le, l'ambiance. A son sujet, on peut parler de magie, cette magie asiatique si particulière que Lafcadio Hearn a si bien restituée lui-même dans des contes comme "Le Visage." En littérature comme au cinéma, le fantastique asiatique obéit à des codes non pas opposés mais naturellement plus subtils que les codes occidentaux. (Notez que, à l'heure où je tape ceci, il y a peut-être sur le Web un Japonais ou un Chinois qui écrit exactement la même chose mais dans le sens inverse ... )



Il y a d'abord ces petits faits que nous conte l'auteur - car c'est bien l'auteur qui, ici, prend la parole - quand il nous parle de la manière étrange, inquiétante et pourtant impitoyablement logique dont, en certains lieux de la ville, en général non loin d'un carrefour et dans des quartiers très précis, s'élèvent brusquement de petits tourbillons de bouts de papier abandonnés sur le sol et qui semblent vouloir s'élever vers le ciel mais dans un ordre quasi hiérarchique. Et toujours, ces tourbillons sont en quelque sorte "menés" par un papier de couleur rouge. Le vent n'apparaît, semble-t-il, qu'après que ce bout de papier ait décidé, de lui-même, de rallier à sa cause un certain nombre de ses congénères. Dans quel but ? Cela, on l'ignore ...



Vient ensuite l'histoire, qui se déroule toujours de nuit ou au crépuscule, de l'avant-dernier ou du dernier tram ou autobus qui fait halte devant un arrêt où - l'auteur l'a constaté bien souvent, alors qu'il était paisiblement installé à l'intérieur du véhicule - n'attendait aucun passager éventuel. Ce trottoir vide n'empêche cependant pas le conducteur d'ouvrir sa portière pour la refermer presque tout de suite. Et il arrive que ce conducteur soit lui-même frappé par l'inanité de son attitude. Mieux, il arrive au moins une fois - Akutagawa en a été témoin - où, se parlant à lui-même, le malheureux a affirmé avoir vu, oui, bel et bien vu, une file de passagers désireux de grimper dans son bus. D'ailleurs, Akutagawa semble l'avouer, lui aussi a entrevu, de temps à autre et sans qu'il sache pour quelles raisons, toujours au même arrêt, cette file de passagers qui se faisaient remarquer par leur lenteur ou l'inexpressivité (ou encore la fatigue) peinte sur leurs visages.



Et puis, comment ne pas parler de la rivière, la Tategawa, qui vient lécher les quais du port et avec laquelle la vieille Shima semble entretenir un rapport vraiment étrange puisque, même par temps de neige et de gel, elle sort chaque matin, à l'aurore, pour s'immerger dans ses flots glacés ? C'est en effet dans le quartier du port que Shima tient sa boutique d'herboriste et de jeteuse de sorts en tout genre. Nul ne sait à quoi elle a pu ressembler au temps perdu de sa jeunesse mais, dans son âge mûr, c'est indiscutable, elle a - sa voix elle-même a - beaucoup du crapaud, mais un crapaud vraiment hideux, avec quelque chose de lovecraftien dans l'allure et plus encore dans les intentions.



Il est pourtant, sur les quais, comme une correspondance aux endroits mystérieux où s'élèvent parfois les mystérieux petits tourbillons de bouts de papier abandonnés à leur sort sous la pluie d'hiver, un espace, délimité par deux gros chiens en granit, que, en dépit de tous ses pouvoirs, Shima ne parvient pas à "voir." Très précisément, elle ne peut voir ce qui s'y passe. Un refuge idéal pour nos deux amoureux même si Toshi ignore absolument tout des raisons de la cécité provisoire et si localisée de sa redoutable "tante." Et s'il existe un endroit comme celui-là sur les quais, le lecteur est en droit de se demander s'il n'y en a pas d'autres, disséminés dans la ville selon des règles dictées par le monde surnaturel.



Quant à la maison où exerce Shima, en particulier la pièce où elle se tient pour recevoir ses visiteurs, c'est tout un poème. La suie y prédomine : au plafond, sur les poutres ... L'ensemble est miteux mais l'autel réservé au dieu adoré par la sorcière est évidemment soigneusement entretenu. Le lecteur occidental, et qui connaît ses classiques fantastiques par cœur, risque, en lisant la description qu'en donne l'auteur de songer à des lieux comme Ipswich par exemple ou encore Arkham ... Tout cela est nimbé de lueurs d'un verdâtre cafardeux - à tout prendre, la suie, dans sa noirceur grasse, semble au moins plus franche - et l'on voit avec horreur Shima s'y déplacer vers Shinzô, venue la défier, avec des reptations d'anguille ou de serpent de mer ...



Oui, si on lit "La Magicienne", c'est avant tout pour l'ambiance qu'elle dégage, une ambiance à la fois si dense et si étouffante, avec tout plein de petits détails tant à droite qu'à gauche, ayant ou non un rapport direct avec Shima et ses pratiques (comme les affreux papillons noirs qui suivent littéralement Shinzô à la trace à un certain moment), que peu à peu s'insinue dans la sensibilité du lecteur la certitude absolue que, volontairement ou par le seul fait du hasard, Akutagawa Ryûnosuke a été souvent confronté à ce monde distordu, glacé, malveillant ou bienveillant selon les époques et, partant, totalement incompréhensible.



Le privilège du poète, de l'artiste - ou bien celui que vous accordent certaines drogues qui apaisent vos souffrances ? N'oublions pas non plus que, au naturel, l'écrivain souffrit très jeune d'hallucinations et qu'il devait mettre fin à ses jours par une surdose de Véronal.



Akutagawa Ryûnosuke, un prodigieux styliste mais qui paya chèrement le Don qu'il avait reçu. Lorsque nous nous immergeons dans son œuvre, ayons donc une pensée pour les souffrances qu'il dut endurer et brûlons un bâton d'encens dont les volutes parfumées, s'élevant dans les airs comme les petits papiers dans leur tourbillon magique, feront savoir à ses mânes enfin libérées qu'il n'a pas écrit en vain. ,o)
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