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Balun-canan

Apres avoir poste mon billet sur le llano en flammes je me suis demande s'il peut etre considere comme le livre charniere entre le courant indigeniste latino-americain et le realisme magique qui fleurira bientot apres. Possible, bien que l'indigenisme ne se soit pas volatilise et que quelques grandes oeuvres indigenistes, comme Les fleuves profonds de Jose Maria Arguedas, ou ce Balun Canan, aient ete publiees apres. Mais au moins ces deux oeuvres se demarquent de l'indigenisme pur, schematique, simplificateur. Balun Canan est - si l'on peut dire - un livre metisse. Aux thematiques de la culture indienne, de sa cosmogonie, de ses coutumes, de ses regles de vie, de sa confrontation avec la culture christiano-occidentale imposee, s'ajoute la situation de subordination des femmes, qu'elles soient indiennes ou blanches (ce sont les termes employes par l'autrice, “indios” vs. “blancos”), le tout dans la conjecture historique de la reforme agraire, l'essai de redistribution des terres, et la poursuite de l'eglise, des annees 30 du XXe siecle au Mexique.



C'est en fait le recit de l'effondrement d'une riche famille de proprietaires terriens (“rancheros”) blancs, ou les indiens font surtout office d'un “Autre”, proche et different, incomprehensible.

Le livre est divisé en trois parties. Dans la premiere et la troisieme, une petite fille raconte ce qu'elle voit et ce qu'elle ressent. La deuxieme est confiée à un narrateur omniscient.



Cela se passe dans l'etat de Chiapas, dans la ville de Comitan et ses alentours agraires. La famille Arguellos y reside, quand ils ne sont pas dans leur ranch a Chactajal.

L'enfant a une “nana”, une servante indienne qui s'occupe d'elle au jour le jour, qu'elle aime mais dont elle denigre certaines actions, certaines facons d'etre. Meme si elle parle l'espagnol, contrairement aux autres indiens, a qui il est interdit de parler cette langue et qui ne s'expriment qu'en “tzetzal”. Elle sent, elle sait, que contrairement aux autres adultes, elle lui est inferieure. Quand cette “nana” sera chassee, elle ne saura pas la reconnaitre parmi d'autres indiennes. Et elle raconte. Son petit frere a plus de droits qu'elle, parce qu'il est le male, l'heritier. Elle ne supporte pas ca. On a ferme les eglises. Mais les dames lavent celle de leur quartier une fois par semaine. On ferme l'ecole, parce qu'elle est privee, et religieuse. Et elle a vu un indien blesse venu mourir chez eux. Tue parce qu'il restait loyal au patron blanc?

Le narrateur prend sa place. On oblige les rancheros a ouvrir des ecoles pour les indiens. Quand le ranchero essaie de bafouer son obligation de ceder des terres et d'ouvrir des ecoles, les indiens se rebellent. C'est inedit et incomprehensible. Il croit pouvoir les convaincre de son droit ancestral ou en dernier recours les mater par la force, mais c'est eux qui incendient son ranch. Il est ruine et ses essais de faire interceder en sa faveur des amis haut-places n'aboutiront a rien.

Retour a l'enfant. Elle sent l'embarras, la detresse des grandes personnes. Elle raconte la penurie qui s'installe. L'isolement. Et sa rage contre son frere, l'heritier. Heritier de quoi? Et pourquoi? Pourquoi lui, malingre et bete? Et quand il decede de maladie, c'est elle qui a voulu sa mort? Qui l'a provoquee? le remords la poursuit et elle ecrit son nom: “Mario, sur les briques du jardin. Mario, sur les murs du couloir. Mario dans les pages de mes cahiers. Parce que Mario est loin. Et je voudrais lui demander pardon”.



Mais la trame n'est pas tout. Il y a l'ecriture, imaginative pour traduire les pensees de l'enfant, coloree pour peindre des paysages, chaque element de la nature, mont, riviere, arbre, roc, ou vent, refletant la communion religieuse qu'ont avec lui les indiens. Une ecriture lyrique quand la “nana” raconte, devenant la porte-parole de la tradition orale des indigenes, de leurs invocations: “... alors, coleriques, ils nous depossederent, nous derobant ce que nous avions thesaurise: la parole, qui est l'arche de la memoire. Depuis ce jour ils brulent et se consument avec le bois sur le bucher. La fumee monte avec le vent et se defait. Reste la cendre sans visage. Pour que tu puisses venir, toi et le plus petit que toi, et qu'il suffise d'un souffle, rien qu'un souffle…”. Ou quand elle benit la petite fille: “Je te confie mon enfant, Seigneur… protege-la. Ouvre ses chemins, qu'elle ne trebuche pas, qu'elle ne tombe pas. Que la pierre ne se retourne pas contre elle et la frappe. Que la vermine ne saute pas pour la mordre. Que la foudre ne rougisse pas le toit qui la protege… Aie pitié de ses yeux, qu'ils ne regardent pas alentour comme le rapace. Aie pitié de ses mains, qu'elle ne les ferme pas comme le tigre sur sa proie. Qu'elle les ouvre pour donner ce qu'elle possede. Qu'elle les ouvre pour recevoir ce dont elle a besoin. Comme si elle obeissait a ta loi”.

Mais laissons la “nana”. Chacune des parties du livre est precedee d'une citation d'un des livres sacres mayas, le Livre du Conseil, le Chilam-Balam de Chumayel, les Annales des Xahil. Censees introduire, definir, symboliser ce qui va suivre? Un hommage a cette culture en fait.



Qui plus est, l'ecriture de Rosario Castellanos est d'un classissisme desuet dans la bouche des blancs et se metisse en presence d'indiens. J'ai du passer des heures a consulter le Diccionario de Americanismos, et pas toujours avec succes. J'ai quand même compris tout seul que le “tzech” est une sorte de sous-jupe, que le “kerem” est un enfant. le “guajolote” est un dindon, mais quel oiseau se cache derriere “trepatemico”? Les noms de lieu prennent aussi de l'importance. La Comitan d'aujourd'hui n'est autre que la Balun Canan maya, la ville entouree de neuf collines, de neuf gardiens, denomination rendue a la vie dans le titre du livre. Ou Chactajal, qui veut dire terre ou l'eau abonde, que les colons ont rebaptise Nuestra Senora de la Salud, mais qui n'est citée pratiquement que sous son ancien nom. Rosario Castellanos, fille elle-meme d'un ranchero blanc, fait siens les mots, les termes tzetzals. Et elle ecrit un livre metisse, plus qu'un livre indigeniste.



La critique de la condition des femmes est tres presente aussi. Pauvres, qu'elles soient blanches ou indiennes, elles sont surexploitees, mesestimees, dedaignees. L'amour n'est pas, ou si peu, dans le pre. Riches, elles sont les bijoux dont se parent leurs maris, qui leur denient toute volonte personnelle. La seule femme forte du livre, celibataire endurcie, doit se muer en sorciere pour survivre et se faire respecter au moins par les indiens. Surement pas par les blancs, qui la denigrent.



Rosario Castellanos pose en ce livre une des premieres pierres d'une critique des societes patriarcales et de la soumission des femmes au Mexique. Cachee sous des atours indigenistes. Et en une prose imaginative, poetique, coloree comme des “pichulej”, ces tissus de palme indiens.

Un livre qui marque. Peu connu hors de la sphere hispanique, et c'est bien dommage.

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