| vanbert le 16 avril 2021
Savannakhet
Lucia est dans cette lumière verte des rizières. Le ventilateur tourne dans la chaleur suffocante, la maison en bois foncé protège, les rayons de soleil se battent à travers les rainures du parquet, sur la table, elle écrit. La femme blanche aux yeux bleus comme les lacs de montagne découvrent la mendiante depuis sa fenêtre, dans la poussière, elle a survécu, la peau sur les os, en guenilles, son dernier bébé oublié depuis des lustres. Lucia l’a reconnue, elles savent. Lucia songe à la mère, à la fin, quand il ne lui restait qu’elle comme vie, la mère s’en allait en alcool, en guenilles. La mendiante est au pied du frangipanier, les passants ne la regardent pas. La femme blanche entend la mélodie entêtante, « saaaavannaaaakhet » que chante la vieille femme décharnée. La mère aussi chantait une mélodie entêtante. Le Gange et le Mékong fusionnent, rivière où la rêverie et le soleil s’engouffrent en fin de journée comme une nostalgie qui se noie. Va et vient langoureux des pirogues, va et vient langoureux du ventilateur, sans bruit… maisons coloniales et cinémas abandonnés, retour à India-songs. La mendiante reste au pied du frangipanier, elle se lève pour vider le sac, avec minutie, puis avec la même minutie elle le remplit et se rassoit, pendant toute la journée, sans bruit dans la poussière. Elle est folle, elles sont folles. Lucia veut s’approcher de la mendiante, elle n’ose pas, pourtant elle est sûre, c’est elle. Malgré la ruine du visage, elle reconnaît le visage, c’est le même. De la fenêtre en bois foncé la femme blanche épie, elle a envie de se rapprocher, elle ne veut plus essayer de l’oublier. A la tombée du jour la mendiante se couche au pied de l’arbre, elle arrête les gestes, la mélodie et s’endort. Le matin dans la douceur du paysage brumeux, elle reçoit le riz, elle le mange très lentement, elle n’a plus faim, elle ne doit plus nourrir ceux qui s’agrippent en elle une fois et puis encore et encore. Ils sont tous mort-nés. Ses oripeaux et sa peau ont la même couleur, celle de la crasse, se confondant, quelques cheveux collent à son crâne, ses serres noirs accrochent la poussière. Ce matin Lucia a voulu s’en approcher, elle a senti qu’elle n’était pas la bienvenue, elle a renoncé. Elle est rentrée, elle écrit le voyage, la lagune bleue où elle a nagé enveloppée par la fraicheur de l’eau vierge, entre les rizières. Elle écrit la chaleur, le nouveau-né du village dans ses bras, la musique du cœur. Dehors le gong des moines retentit et quelques motos pétaradent. Elle arpente la ville d’un pas ailé, les palpitations de son cœur s’accélèrent face à ses découvertes. Elle aime marcher toute seule, en silence, apprenant à connaître pas à pas, le monde.
Ce soir-là, Lucia est honorée par la cérémonie du Baci, des hommes et des femmes de Savannakhet chargés d’offrandes l’accompagnent autour du plateau aux cornets en feuilles de bananiers sur lesquels sont piquées des fleurs blanches et oranges, des baguettes de bambou où pendent des fils de coton blanc. La lumière est faible, les visages aux sourires sages s’inclinent, les mains jointes. L'officiant s’adresse aux divinités puis à l’âme et exprime enfin les souhaits pour Lucia. Il noue alors le premier fil de coton autour du poignet de la femme blanche et les assistants le font à leur tour. Elle portera les fils jusqu’à ce qu’ils tombent, riches lambeaux. La fête du ngan après le Baci, elle a dansé, les femmes de Savannakhet ont dansé avec elle, communion dans le jardin réveillé par la pluie, parfum enivrant, musique entêtante, transe sur la boue. Il a plu, le sable n’est qu’un amas de terre humide, ses pieds collent à la terre, transe, musique entêtante. Un groupe de très jeunes filles l’imitent, moineaux joyeux qui dansent derrière elle. Plus loin, la mendiante dort, fumante jusqu’aux os. Le lendemain elle la guette, la vieille femme se lève pour vider un sac, avec minutie, puis avec la même minutie elle le remplit et se rassoit, pendant toute la journée, sans bruit, dans la poussière. Après Calcutta la mendiante est revenue à Savannakhet, elle se remémore sa famille. Elle voit des frères et sœurs perchés sur une charrette, elle leur fait signe, ils rient eux aussi en la montrant du doigt, ils l’ont reconnue, elle se prosterne encore, reste, reste visage contre terre et se trouve devant une galette posée devant elle. Maigre, folle, dit-on ! Sale, si sale, elle ne mange pas, elle a peur d’avaler des couleuvres. Son corps termine de fondre au soleil, elle languit, comme la rivière. Le vent la tourmente, lève la poussière du chemin qui la fait éternuer, à chaque fois ses côtes se déploient, à travers sa fine peau on pourrait les conter sans se tromper. Il en manque une, elle l’a donné à l’amoureux de Calcutta.
La femme blanche aime le nouveau-né des rizières, sa peau brune sur la sienne, si blanche. Elle sent l’humidité de l’urine qui marque la présence, elle est donc cette terre aussi. Sa voix différente attire l’attention des oreilles vierges du nouveau-né, jusqu’à aujourd’hui il n’a entendu que mère, grand-mère et arrière-grand-mère, cercle protecteur de ce prince des rizières. La vie est simple dans le village, simple et dure à la fois. Une vie où les femmes sèment et récoltent le riz, tout le long de leurs histoires. Elles allaitent le futur, nourrissent la famille, discrètes, douces.
La fraicheur du matin donne du répit à Lucia, le ventilateur s’est arrêté, la chaleur ne colle plus à la peau, elle regarde par la fenêtre, elle est là, la vieille-mendiante, dans son labeur incessant. La femme blanche attend encore, elle chante les chansons de son enfance, prépare du riz pour le lui amener.
Elle marche sur la poussière, son panier de riz à la main, le frangipanier soudain paraît si loin, elle se laisse guider par la mélodie, elle n’essayera plus jamais d’oublier ce lambeau de femme, elles sont tout près, elles s’assoient sur le sable, elles se regardent, la femme blanche fait des boulettes de riz gluant qu’elle met dans la bouche de la mendiante, lentement. Elles se regardent, elles fredonnent savannaaaakhet, avec ses doigts recroquevillés sur la paume de la main la vieille-femme fait une boulette de riz, elle la pétrit longtemps et l’offre à la femme blanche, elle, Lucia, ouvre la bouche et se laisse nourrir.
Le lendemain, par la fenêtre la femme blanche voit un bout d’oripeau pendu à une branche.
Margarita Van der Borght
Pseudo : Margot Vanbert
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