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    hseb72 le 14 avril 2021
    [Chapitre 2 - Suite ]

    - En conclusion, messieurs, il faudrait être complètement inconscient et inconséquent pour laisser passer un texte qui vise en priorité à aliéner les plus faibles quand il prétend les protéger. Monsieur le président de la chambre des députés, je vous redonne la parole.

    Ce disant, il se tourna vers Arthur, et fit une petite révérence avant de quitter la scène et de disparaître au milieu de la foule. Tous les regards se focalisèrent presque instantanément sur lui, attendant probablement qu'il prenne la parole, ce qu'il avait redouté depuis le début et qu'il n'arrivait pas à faire. La bouche ouverte, il cherchait à trouver une excuse plausible pour expliquer qu'il devait y avoir erreur sur la personne en fin de compte, mais aucun son n'en sortait, car aucune idée ne venait.

    Moins d'une minute de silence plus tard - la nature ayant horreur du vide -, tous se mirent à réclamer la parole afin de répondre au discours qui venait d'être prononcé et de rétablir, grâce à leurs arguments, une vérité qui leur ressemblait davantage. La véhémence de l'interpellation de certains mirent Arthur sous pression et il sentit que ses muscles se tendaient, se tétanisaient même, et que son esprit commençait à chercher à s'échapper puisque son corps ne voulait plus lui obéir.

    Il vit vaguement quelques hommes se lever dans l'assemblée, et même commencer à s'avancer vers son estrade, tandis que du haut des balcons, des femmes et des enfants qui n'étaient pas là auparavant lui envoyaient toutes sortes de fruits bien trop mûrs pour être consommés. Il vit les projectiles approcher au ralenti, ainsi que ses assaillants qui, bien que semblant pressés de l'atteindre, restaient pratiquement figés dans un espace trop dense pour eux. Sa vision continua lentement de se brouiller jusqu'à ce que le noir complet se fasse. "Que va-t-il m'arriver, et que vont-ils me faire ?" furent les deux dernières questions qu'il se posa avant de sentir son corps se détendre à nouveau. Ses bras se mirent à flotter lentement tout d'abord, puis sa tête bascula doucement vers l'arrière, ses paupières s'alourdirent, les sons s'effacèrent, une torpeur nouvelle s'empara de lui et il entra paisiblement dans un sommeil chaleureux.
    scooby le 14 avril 2021
    La folie

    Folie des grandeurs
    Vouloir toujours plus
    Envier le bonheur
    De quelques élus

    Sommes-nous vraiment fous?
    Qu'est-ce que la folie?
    Comment définissons-nous
    Le comportement d'une vie?

    Nous avons tous dans la tête
    Des projets, des pensées
    Des réflexions un peu bêtes
    Qui nous permettent d'avancer

    Parfois ce n'est pas raisonnable
    Même un peu farfelu
    Pourtant nous restons aimables
    En évitant d'être obtus
    franceflamboyant le 16 avril 2021
    Anges de Folie?
    Les mésaventures du juge Desprairies.

    Je suis né dans une famille qui vénère le droit, privé et public. De génération en génération, nous nous transmettons une passion qui justifie le plus souvent nos professions à venir. Il y a, bien sûr, quelques renégats qui se détournent de la magistrature, parmi nous, mais je peux vous assurer qu'ils ont tous, malgré tout, fait des études de droit, qu'ils ont couplé, c'est vrai à un autre cursus d'études.  Donc vous voyez, nous ne nous sommes pas laissés beaucoup de marge. Est-ce que cela fait des gens rigoureux ? Oui, je le crois car l'amour des lois ne suffit pas... Pour ma part, je suis devenu juge pour enfants. C'est une profession qui me plaît beaucoup et que j'exerce avec rigueur...Vous voyez bien, la rectitude, le respect de l'ordre, la certitude que les lois sont faites pour être appliquées et qu'elles sont là pour dissuader et défendre...
    Je vis à Toulouse, moi qui suis natif de Lyon et y ai passé de longues années. Je ne sais plus trop pour quelle raison j'ai demandé à exercer dans la ville rose, alors que je jouissais d'une excellente réputation à Lyon. En fait, si, mon mariage défait m'a donné envie de changer d'air. La page état tournée, vraiment, et même nos deux grands enfants pensaient que nous faisions un bon choix. Je n'étais vraiment triste, soulagé plutôt car depuis quatre ans, mon épouse et moi avions le sentiment qu'aveuglés par un bandeau sur nos yeux, nous passions du temps à nous chercher l'un l'autre sans réussir jamais à nous retrouver. Autant enlever le bandeau et constater que nous avions fait le tour de nous mêmes et de l'autre et qu'une séparation serait bénéfique. Médecin, elle exerce toujours à Lyon et moi, je me suis installé dans la Ville rose. Je l'ai aimée tout de suite, cette ville , alors que la connaissais très mal. 
    Autant vous dire que je suis un être logique et terre à terre. J'aime vivre confortablement, passer des vacances avec des gens de mon rang, dîner dans des endroits sélects et fréquenter des personnes cultivées. La loi est la même pour tous, je suis certain de cela, mais nul, en dehors de mon travail, ne peut me contraindre à côtoyer des gens qui n'ont ni éducation, ni hygiène, ni même de règle de vie morale. 
    Je crois à la valeur intrinsèque de la vie humaine, je n'aime pas l'injustice  et je pense qu'une solution juridique équitable peut solutionner un problème difficile. D'ailleurs, je suis amené à prononcer des placements. Certains enfants sont vraiment pris en étau : il faut les aider. Je n'ai jamais, jusqu'à maintenant, eu à m'interroger ni même à regretter ce que j'avais fait.  La justice est une affaire d'hommes.
    Je ne crois pas en Dieu.
    Je ne crois pas au Diable.
    Les Saints?
    Les Anges?
    Au nom de qui ou de quoi des "puissances" dites "célestes" pourraient-elles influencer le travail d'un juge?
    Balivernes.
    Billevesées !
    franceflamboyant le 16 avril 2021
    Anges de Folie? 
    Les mésaventures du juge Desprairies.

    Enfin, billevesées ..
    On a du "là-haut", si tant qu'il y ait du monde derrière les nuages, me trouver outrecuidant. Vous savez pourquoi? Je vais satisfaire votre curiosité. Dans ma boîte aux lettres, j'ai trouvé, ce matin, une belle enveloppe blanche doublée de rouge contenant une lettre non manuscrite et une belle image. C'est celle-ci qui m'a d'abord ravie car il s'agissait de l'Ange au sourire, cette sculpture inoubliable, de la cathédrale de Chartres. Un amateur d'art est toujours bienvenue. Il existait peut être dans mon quartier, une personne cultivée et passionnée d'art religieux, qui me conviait à une réunion d'esthètes ? Pourquoi pas ! J'habite près du couvent des Jacobins et ce quartier pétri d'histoire pourrait bien abriter de telles cénacles ! Mais non. La lettre est un fade billet sur le pouvoir des anges. Ils font merveille du haut du ciel et sont, je dois le reconnaître, bien plus prompts à résoudre les affaires qu'on leur confie que moi, car je ne sers que la justice humaine alors qu'eux servent les desseins de Dieu. Quel tissu de sottises ! Je froisse la longue missive qu'un doux illuminé a du rédiger sur son petit ordinateur et imprimer chez lui pour éviter toute délation et conserve l'image de l'Ange au sourire. De toute façon, aucune adresse n'a accompagné le message que je viens de détruire et aucun numéro de téléphone, non plus.
    Quelques jours passent et arrivent sur mon bureau le dossier d'une petite Aurore-Bénédicte Clément. Cette enfant de huit ans a été maltraitée des mois durant. Elle est actuellement en foyer mais il faut la placer en famille d'accueil. J'épluche le dossier. Vraiment, cette petite a eu des parents ineptes. Pas de chance pour elle mais elle aura une meilleure vie. J'en suis sûr. Mes collaborateurs sont efficaces et les placements que j'ai ordonnés ont donné de bons résultats. Il n'y a aucune raison que cette petite fille au double prénom alambiqué ne soit pas plus heureuse qu'elle ne l'est ! 
    De nouveau, ma boite aux lettres contient une enveloppe doublée de rouge. Je reçois cette fois la photo d'un bel ange baroque vêtu d'or. On peut le voir dans toute sa splendeur dans la basilique papale de Saint-Emmeran, en Allemagne. Il a les bras croisés sur son torse, une peau diaphane, un visage androgyne entouré de longs cheveux et il porte une sorte de toge, un vêtement drapé qui montre sa beauté. 
    Bon : moins célèbre que le précédent, il est aussi plus féminin. 
    Quel est le message ? Une suite de considérations sur les anges dans la Bible. Pas inintéressant car documenté. Impossible de répondre. Comme précédemment, je garde l'image et non la lettre.
    franceflamboyant le 16 avril 2021
    Anges de Folie.
    Les mésaventures du juge Desprairies

    Dans les semaines qui suivent, je reçois huit autres messages et donc, huit images. Je n'aime pas beaucoup l'ange doré de Central Parc. Il a fière allure et précède un cheval tout aussi étincelant que lui. Mais tout est lourd dans cette statue. Remarquez, je n'aime pas non plus cet ange tout blanc qui orne une église située au nord de Copenhague et apprécie d'avantage celui qui orne le toit de l'église Saint Nicolas de Mala Strana, à Prague. D'autres me sont proposés : ils me plaisent ou non. Parallèlement, je suis un cours sur la Bible et les anges. J'apprends donc que le livre sacré des chrétiens distingue diverses sortes de créatures célestes : outre les Anges proprement dits (nommés ou pas), on trouve chez Isaïe des Séraphins, chez Ézéchiel des Chérubins, chez Paul des Trônes, des Dominations, des Principautés, des Puissances, des Vertus et des Archanges. Au total, de l'Ancien au Nouveau Testament, il en existe neuf catégories différentes. Bien, très bien ! Ma culture personnelle s'élargit. Cependant, je ronge mon frein.
    J'interroge la concierge de mon immeuble, une dame charmante. Des loufoques dans le coin? Elle ne voit pas vraiment. Je lui montre les cartes. Elle me donne l'adresse d'une librairie bouquinerie qui vend aussi des vieilleries et des curiosités.  A son avis, les cartes dont on me régale viennent de là. A moins que ce ne soit quelqu'un qui les gardées après avoir voyagé. Certaines ont l'air un peu fatigué, c'est vrai. 
    Bon, qui ? 
      Oui, qui?
    Je cherche un peu, comme ça puis je laisse. Mon enseignement continue un mois encore. Il s'en est passé trois depuis le début. L'audience qui va déterminer le placement de la petite Aurore Bénédicte est imminente. 
    Je reçois une image d'un séraphin portant les paroles du Sanctus et le trouve magnifique. Ailé d'orange pâle, il semble faire la roue, comme un paon et sa parure est d'un beau vert fondu. La lettre elle m'informe que je ne dois me tromper sur mes jugements à venir. Pas me tromper, rien que cela ! On sait donc que je suis magistrat. On sait donc que j'exerce à Toulouse ! J'ouvre l’œil et le bon mais le libraire, que j'ai consulté, ne m'a rien apporté. Lui-même ne s’intéresse pas à ce sujet. Je suis allé aux Jacobins parler avec un frère. Il m'a surpris. 
    -Ces lettres ne vous menacent pas, elles vous informent. Elles s'arrêteront comme elles ont commencé. Quant aux images, elles sont belles. Si vous n'accordez aucune valeur sacrée aux anges qui y sont représentées, au moins avez-vous un plaisir esthétique. 
    -Mais qui? 
    -Qui? Quelqu'un qui veut que vous soyez peut-être plus soucieux que vous l'êtes des conséquences des jugements que vous portez. Quelqu'un qui, de plus, est sûr que, si vous avez pu commettre quelques erreurs, est sûr que vous ne les réitérerez pas.  
    -Vraiment?
    -Ce sont de simples présomptions.
    -Et si je pense ne jamais avoir commis d'erreur judiciaire ?
    Le frère reste circonspect. Je finis par parler à sa place.
    -Ah, je me remets au jugement de Dieu, alors ?
    -En doutez-vous ?
    -Non. Il n'existe pas.
    franceflamboyant le 16 avril 2021
    Anges de Folie.
    Les mésaventures du juge Desprairies.


    Aurore Bénédicte. Bientôt. La famille qui va l'accueillir a franchi toutes les étapes de la probité et de la moralité. Des gens sains et gentils. Ils ont eux mêmes des enfants. Tout ira bien.
    Dans ma boite aux lettres, le matin de l'audience, je trouve une lettre différente. Celle-ci a été postée. Les autres étaient déposées. Une écriture d'enfant. un texte bref.
    Moi Aurore, je veux aller chez ma tatie Marceline car elle m'aime et me protège. Elle a pas beaucoup d'argent. Elle vit à Albi. Sa maison est jolie. Toi, tu es le juge; Tu dis que c'est elle qui me garde.
    Ci joint une photo d'une sculpture des jardins du Belvédère, à Vienne. Un supposé ange qui est plutôt une très belle femme dotée d'une jolie poitrine à peine cachée par un artistique voilage. Elle arbore un sourire sibyllin et ses traits sont parfaits.
    Une lettre d'enfant et une femme de pierre.
    La petite Aurore et sa parente albigeoise?
    Ou le début d'un conte plein de folie...
     
    Incroyable mais vrai.
    La famille qui devait accueillir cette enfant a du se dédire. Un véritable capharnaüm. Le père accidenté, la mère malade. Et déjà deux autres enfants placés chez eux!
    Audience ajournée.
    J'ai rencontré Aurore Bénédicte. c'est une petite fille qui a été très effrayée. Elle aime beaucoup les anges. Elle garde des images d'eux. Saint-Sulpice marié avec l'imaginaire actuel sur ces êtres surnaturels qui ont décidément tourné le dos à la Renaissance italienne et à l'art baroque. On m'a dit à mon arrivée qu'elle était timide et toujours très sage, presque trop. Je la trouve volubile et curieuse. Et je dois le dire un peu bizarre.
    -J'ai reçu plein d'images d'ange dans ma boite aux lettres. Différentes des tiennes. 
    -Mais jolies?
    -Oui mais je ne crois pas que les anges existent.
    -Ah c'est pour ça ! Il a compris que tu aimerais ces images et que tu changerais d'idée.
    -Tu sais qui est "il"? C'est peut-être "elle", d'ailleurs.
    -Oui, peut-être.
    -Je n'ai pas changé d'idée, tu sais.
    -Un peu, si.
    -Non, je ne suis pas fou !
    Elle me regarde comme une adulte. Son regard me transperce. Je perds mes certitudes. 
    franceflamboyant le 16 avril 2021
    Anges de Folies.
    Les mésaventures du juge Desprairies.

    Elle se raconte beaucoup d'histoires mais ça la guérit, d'après ces éducatrices. Ses parents étaient cruels et pervers. Une famille d'accueil qui ne serait qu'aimante ne suffirait pas à la canaliser. Il faudrait un encadrement psychologique très fort. La tante d'Albi? Oui, elle vient régulièrement. Elle est peintre et thérapeute. Il faut la prendre au sérieux car elle pratique l'art thérapie et est sollicitée par des médecins. Une femme d'une quarantaine d'années. Solide. Assez belle. Raphaëlle Vidal. 
    Raphaëlle...
    Les mois passent. Il n'y a plus de lettre mais je reçois toujours des images d'anges qui évoquent celles que ma petite protégée collectionne. 
    Je me sens pris à la gorge.
    Je me sens contraint.
    Puis, bizarrement, je suis confiant.
    La tante fait sa demande. J'officie. Je lui confie Aurore Bénédicte. Et je reçois quelle image, selon vous ? Gagné ! Encore l'Ange au sourire !
    -Mieux que le Diable, non ? Me fait remarquer ma concierge.
    Oui.
    Tout de même mieux...A ceci prêt. L'enfant disparaît sans laisser de trace. La thérapeute n'en était pas une. Loin d'être son alliée, elle aurait été sa tortionnaire ! En ce cas, les parents indignes d'Aurore Bénédicte ne l'étaient peut être pas tant que cela ? Mais...Mais tout de même ! Je suis un bon juge; j'ai fait mon travail !

    Qui est ma concierge ?
    Pourquoi doute-t'on de ma probité de juge ? Il paraît que je parle tout seul dans les couloirs du palais de justice et que je vante, moi qui ne voyage guère, d'avoir une collection de photographies d'ange venues du monde entier. C'est qu'il y en même au Mexique.

    L'Ange au sourire m'aurait-il menti ? Ne serait-il pas mon allié ? Quoi j'aurais placé sous son injonction et celles d'autres créatures ailées une enfant sans défense chez une femme malsaine ?
    La justice me condamne.
    Le psychiatre aussi. Il n'aime pas mon album d'anges ;
    Il ne le prononce pas, ce petit mot de trois lettres qui me qualifie, selon lui, mais il s'inscrit sur son visage. Un F sur le front, un O sur la joue gauche et un U sur l'autre. Ses lèvres sont fermées. Diagnostic lourd.
    Pourtant l'Ange de la cathédrale de Reims sourit toujours, non ?
    franceflamboyant le 16 avril 2021
    Il me reste à lire vos nombreux textes...A suivre...
    vanbert le 16 avril 2021
    Savannakhet

    Lucia est dans cette lumière verte des rizières. Le ventilateur tourne dans la chaleur suffocante, la maison en bois foncé protège, les rayons de soleil se battent à travers les rainures du parquet, sur la table, elle écrit. La femme blanche aux yeux bleus comme les lacs de montagne découvrent la mendiante depuis sa fenêtre, dans la poussière, elle a survécu, la peau sur les os, en guenilles, son dernier bébé oublié depuis des lustres. Lucia l’a reconnue, elles savent. Lucia songe à la mère, à la fin, quand il ne lui restait qu’elle comme vie, la mère s’en allait en alcool, en guenilles. La mendiante est au pied du frangipanier, les passants ne la regardent pas. La femme blanche entend la mélodie entêtante, « saaaavannaaaakhet » que chante la vieille femme décharnée. La mère aussi chantait une mélodie entêtante. Le Gange et le Mékong fusionnent, rivière où la rêverie et le soleil s’engouffrent en fin de journée comme une nostalgie qui se noie. Va et vient langoureux des pirogues, va et vient langoureux du ventilateur, sans bruit… maisons coloniales et cinémas abandonnés, retour à India-songs. La mendiante reste au pied du frangipanier, elle se lève pour vider le sac, avec minutie, puis avec la même minutie elle le remplit et se rassoit, pendant toute la journée, sans bruit dans la poussière. Elle est folle, elles sont folles. Lucia veut s’approcher de la mendiante, elle n’ose pas, pourtant elle est sûre, c’est elle. Malgré la ruine du visage, elle reconnaît le visage, c’est le même. De la fenêtre en bois foncé la femme blanche épie, elle a envie de se rapprocher, elle ne veut plus essayer de l’oublier. A la tombée du jour la mendiante se couche au pied de l’arbre, elle arrête les gestes, la mélodie et s’endort. Le matin dans la douceur du paysage brumeux, elle reçoit le riz, elle le mange très lentement, elle n’a plus faim, elle ne doit plus nourrir ceux qui s’agrippent en elle une fois et puis encore et encore. Ils sont tous mort-nés. Ses oripeaux et sa peau ont la même couleur, celle de la crasse, se confondant, quelques cheveux collent à son crâne, ses serres noirs accrochent la poussière. Ce matin Lucia a voulu s’en approcher, elle a senti qu’elle n’était pas la bienvenue, elle a renoncé. Elle est rentrée, elle écrit le voyage, la lagune bleue où elle a nagé enveloppée par la fraicheur de l’eau vierge, entre les rizières. Elle écrit la chaleur, le nouveau-né du village dans ses bras, la musique du cœur. Dehors le gong des moines retentit et quelques motos pétaradent. Elle arpente la ville d’un pas ailé, les palpitations de son cœur s’accélèrent face à ses découvertes. Elle aime marcher toute seule, en silence, apprenant à connaître pas à pas, le monde.

    Ce soir-là, Lucia est honorée par la cérémonie du Baci, des hommes et des femmes de Savannakhet chargés d’offrandes l’accompagnent autour du plateau aux cornets en feuilles de bananiers sur lesquels sont piquées des fleurs blanches et oranges, des baguettes de bambou où pendent des fils de coton blanc. La lumière est faible, les visages aux sourires sages s’inclinent, les mains jointes. L'officiant s’adresse aux divinités puis à l’âme et exprime enfin les souhaits pour Lucia. Il noue alors le premier fil de coton autour du poignet de la femme blanche et les assistants le font à leur tour. Elle portera les fils jusqu’à ce qu’ils tombent, riches lambeaux. La fête du ngan après le Baci, elle a dansé, les femmes de Savannakhet ont dansé avec elle, communion dans le jardin réveillé par la pluie, parfum enivrant, musique entêtante, transe sur la boue. Il a plu, le sable n’est qu’un amas de terre humide, ses pieds collent à la terre, transe, musique entêtante. Un groupe de très jeunes filles l’imitent, moineaux joyeux qui dansent derrière elle. Plus loin, la mendiante dort, fumante jusqu’aux os. Le lendemain elle la guette, la vieille femme se lève pour vider un sac, avec minutie, puis avec la même minutie elle le remplit et se rassoit, pendant toute la journée, sans bruit, dans la poussière. Après Calcutta la mendiante est revenue à Savannakhet, elle se remémore sa famille. Elle voit des frères et sœurs perchés sur une charrette, elle leur fait signe, ils rient eux aussi en la montrant du doigt, ils l’ont reconnue, elle se prosterne encore, reste, reste visage contre terre et se trouve devant une galette posée devant elle. Maigre, folle, dit-on ! Sale, si sale, elle ne mange pas, elle a peur d’avaler des couleuvres. Son corps termine de fondre au soleil, elle languit, comme la rivière. Le vent la tourmente, lève la poussière du chemin qui la fait éternuer, à chaque fois ses côtes se déploient, à travers sa fine peau on pourrait les conter sans se tromper. Il en manque une, elle l’a donné à l’amoureux de Calcutta.

    La femme blanche aime le nouveau-né des rizières, sa peau brune sur la sienne, si blanche. Elle sent l’humidité de l’urine qui marque la présence, elle est donc cette terre aussi. Sa voix différente attire l’attention des oreilles vierges du nouveau-né, jusqu’à aujourd’hui il n’a entendu que mère, grand-mère et arrière-grand-mère, cercle protecteur de ce prince des rizières. La vie est simple dans le village, simple et dure à la fois. Une vie où les femmes sèment et récoltent le riz, tout le long de leurs histoires. Elles allaitent le futur, nourrissent la famille, discrètes, douces.

    La fraicheur du matin donne du répit à Lucia, le ventilateur s’est arrêté, la chaleur ne colle plus à la peau, elle regarde par la fenêtre, elle est là, la vieille-mendiante, dans son labeur incessant. La femme blanche attend encore, elle chante les chansons de son enfance, prépare du riz pour le lui amener.

    Elle marche sur la poussière, son panier de riz à la main, le frangipanier soudain paraît si loin, elle se laisse guider par la mélodie, elle n’essayera plus jamais d’oublier ce lambeau de femme, elles sont tout près, elles s’assoient sur le sable, elles se regardent, la femme blanche fait des boulettes de riz gluant qu’elle met dans la bouche de la mendiante, lentement. Elles se regardent, elles fredonnent savannaaaakhet, avec ses doigts recroquevillés sur la paume de la main la vieille-femme fait une boulette de riz, elle la pétrit longtemps et l’offre à la femme blanche, elle, Lucia, ouvre la bouche et se laisse nourrir.

    Le lendemain, par la fenêtre la femme blanche voit un bout d’oripeau pendu à une branche.

    Margarita Van der Borght

    Pseudo : Margot Vanbert
    Surfthewave le 17 avril 2021
    En découvrant ce défi, j'ai retrouvé un texte écrit dans ma jeunesse. Avec le recul et la sérénité apportés par l'âge, il me choque et me semble néanmoins entrer dans le thème du défi !
    Bonne lecture.


    Un grain de folie ?

    Non, je ne suis pas fou. Je suis tout à fait normal. Je vais vous le prouver.

    J’ai toujours rêvé de pouvoir rencontrer une femme. C’est humain, non ? On est fait pour ça, oui on non ? C’est Darwin qui l’a dit. Dans la rue ou dans une gare, c’est bien le meilleur endroit pour croiser du monde. Non ? Mon seul un problème, c’est que je suis timide. Vous ne me croyez pas ? Ecoutez mon histoire et vous verrez bien. 

    Je suis sûr qu’il y a moyen de rencontrer des femmes. Et pas n’importe lesquelles. Moi, je suis un intello du genre scientifique, plutôt matheux, et je veux trouver une femme intelligente, qui ait de la conversation. Et physiquement intelligente, comme on dit.

    La solution que j’imagine, la voilà. C’est de participer à un congrès scientifique. Imaginez, une salle immense, au moins deux mille personnes. Pendant la conférence, passionnante au demeurant, du professeur émérite qui a reçu un prix Nobel il y a trois ans, je fais un petit calcul statistique. Dans la salle, au moins la moitié des participants sont des femmes. Disons mille. Elles ont entre vingt cinq et cinquante cinq ans. Si vous calculez bien, en moyenne, il devrait en rester un bon tiers entre vingt cinq et trente cinq ans. Soit près de trois cent trente. J’arrondis. Bien sûr, il faut supposer que la pyramide des âges n’est pas trop pyramidale, si vous voyez ce que je veux dire.  Si vous ne voyez pas,  ce n’est pas grave. Suivez bien la suite du raisonnement.

    Trois cent trente femmes, en moyenne, en comptant en théorie un tiers de blondes, un tiers de rousses et un tiers de brunes, voilà une bonne centaine de chaque. N’est-ce pas fantastique ? Pas possible statistiquement qu’elles soient toutes trop rondes, trop moches, trop coincées ou déjà prises. Il y en aura forcément une ou deux de libres. Je suis bien libre, moi. Je vous passe les détails. Pas moyen de rentrer seul dans la chambre ce soir. Voilà mon plan. J’attends la sortie du colloque, je fais mon choix et je fonce. J’aborde la fille, je lui parle un peu de la conférence, je lui demande où elle dîne ce soir, je lui propose un petit resto exotique, et voilà la soirée de rêve qui s’annonce, avec la nuit de câlins. Le plan est en béton armé précontraint. Aucun risque qu’il s’écroule.

    J’ai déjà repéré la fille, là, au deuxième rang à gauche. Les épaules nues, le cou dégagé. Tenue élégante. Elle se soigne. C’est bon signe. J’ai déjà envie de l’embrasser dans le cou, j’en rêve. Je l’ai vue tout à l’heure dans le couloir. Les bonnes proportions en haut, en bas au milieu. Tout va bien. Ça promet. Bon, du calme, je m’emballe ! Je respire. Cool. Ça va aller.

    La conférence se termine. Tout le monde se lève. C’est le moment. Je me lève. 

    Qu’est-ce qui m’arrive ? Mon cœur se met à battre la chamade. Ma tête tourne. Je ne vais pas me laisser abattre. Bon, il faut y aller. Merde ! Mon cahier tombe par terre. Je le ramasse, je relève la tête. Ouf ! Elle est encore là, mais il ne faut pas trainer. Elle se dirige vers la sortie. Puis, catastrophe ! Je ne la vois plus.

    Je suis fébrile. Je me mets à trembler. Et la rage me prend. Je bouscule quelques personnes. J’arrive à la sortie. Je balaye la foule du regard. Quelle galère. Comment faire pour la retrouver ? L’angoisse me prend. A travers les portes dégueule un flot continu de conférenciers. Comment la retrouver dans la masse ? Plus facile de retrouver une aiguille dans une botte de foin. Je commence à faire le tour des groupes pour essayer de la repérer.

    Pour me rassurer je remets la machine à calculer en marche. Deux mille congressistes, à l’ère de l’égalité, ça fait en principe près de mille femmes. J’oublie de préciser que le thème du congrès, c’est de la biologie moléculaire. Pas la construction mécanique, sinon il faudrait revoir les chiffres. Top peu de femmes dans la construction mécanique. Mais la biologie, s’est féminisée. C’est ma stratégie. Sortir des sentiers battus. Partir des maths pour aller vers la biologie.

    Je refais le calcul. En moyenne cent blondes, cent brunes et cent rousses de vingt cinq à tente cinq ans. Pourquoi je m’accroche à une seule ? Une de perdue, et vous connaissez la suite, dix de retrouvées. Bon.  Passons. Je scanne quand même la foule pour voir s’il n’y aurait pas une autre. 

    Je me remets à explorer. Mais aucune ne capte mon attention. Aucune autre ne m’attire. Ou alors il faudrait que je me concentre un peu plus. Pourtant elles ont toutes des fesses, une poitrine, une bouche. Mille paires de fesses, mille poitrines, il y en aura bien une pour moi.

    Puis soudain, la voilà ! A nouveau mon cœur se met à battre. Là, c’est bon, je vais pouvoir la rattraper. Et merde ! Quelqu’un s’approche d’elle et lui parle. Bon. Ils ont l’air de parler science, il n’a pas l’air d’un dragueur. Ca me rassure. Je n’ai pas envie de m’emmerder à parler science alors que j’ai envie de lui proposer de passer la soirée ensemble, et plus si affinités, comme on dit. Vous me comprenez, mais chaque chose en son temps, ne précipitons pas. Donc, j’attends qu’ils aient fini et je fonce. Je me connais, si je rentre dans la conversation, je vais parler science. Ca ne va pas durer. J’ai encore ma chance. Dès qu’ils se séparent, je fonce.

    Vous avez noté au passage la deuxième stratégie du timide. Le moindre obstacle est une bonne occasion de s’arrêter en chemin. Le timide agit seul dans un endroit dégagé. Il ne se confronte pas à un concurrent. Trop de risque de passer pour un nul ou de donner ses bonnes idées aux concurrents. 

    Bon. Je ne vais pas rester ici à attendre comme un con. Si elle s’en aperçoit, elle va se douter de quelque chose, ça ne fera pas naturel. Je vais prendre l’air naturel, l’air de rien, je vais m’approcher d’un autre groupe et engager la conversation. Je la surveille du coin de l’oeil. Je fais le tour de quelques groupes. Et j’en ai marre d’être debout, j’aimerais être au lit, faire des calins, la caresser. Vivement que la soirée se termine.

    Ca y est le moment attendu est arrivé, le mec s’éloigne, et elle va vers l’arrêt du bus. Ce coup ci, j’y vais. J’attaque. Le terrain est dégagé. Je respire. Le rythme cardiaque s’accélère. Elle s’arrête. Elle se tourne. Je m’approche. Je vais préparer mon plus joli sourire. Putain ! Qu’est ce qui m’arrive ? Je me sens contracté. Tout mon corps se mets à trembler. Je ne vois plus que du blanc. 

    Je suis près d’elle. C’est le moment de parler. Allez, vas-y. 

    Tout se brouille dans ma tête. Je suis à deux pas. Elle ne m’a pas vu approcher. 

    Comment vais-je l’aborder ? Bonsoir mademoiselle ? Non, trop classique. Hello, my name is Bond. Non, trop prétentieux. Tout s’accélère dans ma tête. Je n’arrive pas à trouver la bonne phrase. Tout se mélange. Voulez-vous dîner avec moi ? Non, trop direct. Je commence à paniquer. Le grand trou noir à l’intérieur, le vide intersidéral. Trop tard pour faire marche arrière. Je vais avoir l’air de quoi ? 

    Elle tourne la tête vers moi. C’est le moment de parler, de faire quelque chose. Et là, rien du tout. La grève générale. Plus rien ne répond, la panne électrique totale. Le mot « bonsoir » s’arrête au fond de ma gorge. Elle me regarde un instant, l’air ailleurs. Je suis figé, je reçois comme un coup de canon à congeler.

    Elle tourne la tête. Ça y est, c’est fini. Je n’existe plus. Elle ne me voit pas. Je disparais. Je suis un vulgaire inconnu. Je n’ai rien pour attirer une femme pareille. Pas de costume sur mesure, pas de grosse montre, pas de souliers vernis, pas de coiffure moderne. Je disparais dans le paysage. 

    J’ai besoin de retrouver mes esprits. Je fais deux pas pour m’écarter. J’essaie de retrouver une contenance, je vais faire semblant de regarder les horaires du bus, et d’attendre l’air de rien. 

    Putain comment ça se fait qu’elle me fasse cet effet là, qu’elle me possède entièrement, corps et âme, et que je sois rien pour elle, rien, à peine un passant comme les autres?  La tristesse m’envahit. J’ai envie de pleurer. Et  je reste là comme un con. Je ne peux plus bouger. Je suis abattu. 

    La catastrophe atomique. Je vais me retrouver seul dans ma chambre ce soir. J’ai le choix, bosser ou picoler. 

    Ça c’est le troisième truc du timide. Il se fait son trip tout seul du début à la fin. Personne pour le sauver, pour l’aider.

    Vous me croyez maintenant quand je vous dis que je suis timide ? Non. Je vous assure que je ne suis pas fou. Faire du yoga et du Qi Gong ? Aller voir un psy ? Mais vous êtes fou ?
    Sflagg le 18 avril 2021
    Salut !

    Voici ma participation, c'est tortueux, mais au moins dans le thème.


    La folie du stylo qui perd le con d'troll     (18/04/21)

    Gemmes en folie
    J'aime les faux lits
    Du vide dans la tête
    Du bide quand ça pète
    Un petit vélo dans le crâne
    Un petit mélo bien crade
    Carles le zozo
    Parle aux zoziaux
    On joue aux bouffons
    Nos joues nous bouffons
    Complètement barré
    Totalement taré
    Un peu concon
    Un pneu tonton
    On le traite de bête
    On traite la bête
    Bon pour l'asile
    Bonbon des îles
    Maison d'aliénés
    Mais on n'est pas des alliés nés
    Encore moins des aliens
    En gore rient les hyènes
    Rien dans la caboche
    Tien, c'est moche
    John est simplet
    Jaune est sa plaie
    Georges est débile
    Gorge pleine de bile
    Sans queue ni tête
    Sent qu'eux ni tètent
    Écrit ripou
    Est cri d'un fou.

    S.Flagg !!
    Guillemotd le 19 avril 2021
    LA FOLIE


    Regarde-moi ! Tu baisses le regard et ne veux voir la douce et belle folie qui est en moi ; elle t’échappe ; elle échappe à moi-même, mais j’en vis. Je n’envie pas d’y échapper. Elle m’apporte le rêve, l’imaginaire, une porte de sortie de ce monde policé, souffrant, enfermé.

    Je te fais peur ? Tant mieux ! Sors de ta quiétude et viens sur ma route. Elle ne t’est pas inaccessible. Prends le nectar que je t’offre et bois-le ; recherche le délice. Sors de ton internement, de tes inquiétudes. Je t’appelle comme le ferait le vieux mage, à la fois inquiétant et fascinant, sa baquette magique à la main et te dis : viens, viens dans mon monde, laisse ta souffrance. Partage avec moi : la folie est un élixir, sa flamme nous éclaire ; elle nous sort de l’ennui. Accepte le vertige ; recherche la fantaisie et trouve l’apaisement, le bonheur, la différence. Regarde-moi ! Accepte la déraison, le délire ; accepte la loufoquerie. La folie ne s'empare que des gens pleins d'esprit.

    Retire ta camisole. Refuse le déni, la chimère, les manies !

    Viens avec moi, goûter à la folie !

    Repousse l’agitation, l’angoisse, le refoulement, la catatonie ; exclue la dépression, l’enfermement, la schizophrénie ! Et la morosité, et les antipsychotiques ! viens de mon côté ; tu gagneras en espérance – tu gagneras la vie.

    La folie libère ; enferme l’observance,

    Accepte l’électrochoc et viens prendre des vacances.

    Tu refuses ?  

    Regarde-moi ! Tu es fou ! Vraiment tu me fais peur.


    DG
    franceflamboyant le 20 avril 2021
    Sflagg, vos deux textes font mouche. J'aime surtout le second rythmé et imagé.

    SarM : récit implacable avec une chute assez terrible. 

    Guillemodt : la folie au sens littéral. Bref et frappant.
    franceflamboyant le 20 avril 2021
    Glegat : second texte concis et assez terrifiant quand on y pense. Je le préfère à votre premier texte, riche en atmosphère cependant. 

    Surfthewave : étonnant traitement du sujet. Je suis restée surprise et assez fascinée.

    franceflamboyant le 20 avril 2021
    indelebilevagabonde : très beau texte assez décalé mais fort et secret.

    Je n'ai fait que quelques lectures...
    lilinette65 le 21 avril 2021

    Le mur

     

    Je m’évade pour de faux, c’est ma plus belle échappée quand la nuit est bien là.
    Je décore l’anthracite et le badigeonne de jaune et de bleu et de tous les oranges fauves, sauvages. La Terre sera mienne… Tout le monde me dit que demain est un autre jour, mais je m’endors en léchant mes pinceaux, en raclant le fond des pots avec deux doigts, je les fourre d’un coup dans ma bouche et je bouffe l’acrylique des couleurs à l’eau. J’esquisserai, pour dans une heure, un tableau chamarré et fort.

    Je peaufine tranquillement mes terribles cauchemars, je suis une lubie frénétique. Les volcans éclatent et rougeoient mes yeux. La lave creuse ses chemins brûlants dans mon corps. Impossible de se tenir à carreau… J’imagine, non, je suis l’arabesque de la colère, je lance le jaune par-dessus le gris. Je suis sans limite, sans dévouement, sans bien-être. Je rosis de plaisir et je griffe ceux qui m’enlèvent ma palette de passions, d’émotions… Je vomis sur les gargouilles des églises et je réchauffe le brouillard opaque en foutant le feu aux bidons de kérosène.

    Vous ne comprenez pas mes mots, mes notes… ce que je veux dire ! Mais comme je m’en fous ! Je donne sans recevoir ! Ah si, j’ai toujours deux cadeaux dans mes godasses : vos regards peureux et condescendants. Alors, laissez-moi… folle et folle et folle encore et encore et encore… Rien ne vaut mon délire, mes hallucinations ! Sans lui, sans elles, le vide m’engouffre et je sombre. À force de garder trop de tempêtes, j’en oublie l’été.

    Si vous saviez combien de fois j’ai torché mes pleurs à coup de serpillière, car pour vivre dans mon immeuble, il faut des normes et des amis calmes. Mais ni les mois, ni les années, ni la psychiatre, ni les cachets ingurgités m’ont donné les bons codes. Je fais croire à mon dedans que je suis peintre et artiste fougueuse. Mais je rame, je galère. Je sais pas faire du beau, du propre. Les nerfs à vif, je mens pour contredire vos leurres. Je mords, et je vous épie. J’ai repéré vos masques de carnaval et je préfère mes rictus sincères à vos sourires froids, blafards, faux-culs. Chassez-moi, humiliez-moi, passez-moi la camisole ! Je balancerai toujours des insanités et des gros mots.
    Je vous crache mes médicaments à la gueule et j’explose les couleurs. Donnez-moi un mur ou une toile vierge, une feuille de papier ou un petit caillou et j’augmenterai ces troubles tant que la démence me soutiendra, non, me tiendra, tout court.

    Laissez-moi encore une fois grimper sur les épaules de mon père, de là-haut, rien ne m’était impossible, rien ne valait la Terre. Il était le géant, il courait en me portant, et moi, l’enfant, son enfant, je riais aux éclats, et je ne voulais jamais descendre car la tête me tournait et c’était déjà ça ? J’étais déjà un monstre ?

    Plus tard, beaucoup plus tard, les toubibs m’ont dit que c’était pas ce présent qui m’avait rendue tarée. C’est quand il m’a desserré les jambes, tu sais, quand j’étais tout là-haut ? Quand il n’a pris que mes pieds et qu’il m’a balancée contre le mur foncé. J’étais toujours une plume mais plus sur son dos, une plume qu’il s’arrachait et dont il se débarrassait. Dorénavant, le ciel est au sol, dur. Tout est à l’envers.

    Putain, ce que je suis bien quand je rejoue le moment, juste les quelques secondes avant d’atterrir contre ce béton. Je vous jure que je volais, heureuse. Maintenant, je recouvre tous les murs noirs en chantant à tue-tête, « tralala, ah merde, il me l’a tuée ma tête ! ». Je tourne sur moi-même comme les lanceurs de poids et comme mon père, je jette des couleurs miscibles. Partout. Ça y est, les voix reviennent, une voix gueule « arrête ! », une autre, hilarante « on va voir si elle rebondit ! ». Les tags sont derrière mes yeux fous, j’ai écrit « je t’aime ».
    Papa, balance-moi une dernière fois en apesanteur mais cette fois-ci, me loupe pas. Dézingue-moi une bonne fois pour toutes. Je suis trop seule ici-bas…

     Aline PETIOT-CARRASQUEIRA
    Sflagg le 21 avril 2021
    Salut !

    Merci franceflamboyant  

    A+ !!
    glegat le 22 avril 2021

    Biblio-Folie


    Charles Zévir était presque heureux.

    Comptable dans une grande entreprise commerciale, bien payé et bien considéré grâce à sa ponctualité, sa rigueur et ses compétences, sa vie se déroulait sans heurt. Il approchait de la quarantaine et vivait seul dans un petit appartement dont il était propriétaire. Il accomplissait sa tâche quotidienne avec assiduité, mais dès cinq heures précises, il quittait le bureau, pressé de rentrer chez lui.

    Charles avait une passion dévorante pour les livres. À peine arrivé à son domicile, il préparait du café, prenait un ouvrage et s’installait dans son fauteuil près de la fenêtre. Une longue séance de lecture commençait, interrompue vers vingt heures pour un frugal repas. Ensuite, il s’informait des nouvelles du jour en parcourant le journal, puis allait se coucher. Il lisait au lit encore une petite heure avant que le sommeil ne l’envahisse. Le matin, il se levait vers sept heures, prenait le temps de feuilleter quelques ouvrages afin de préparer ses prochaines lectures et partait au bureau. Chaque journée se déroulait selon ce rite immuable.

    Il était presque heureux. Que lui manquait-il ? Il était seul, certes, mais cela ne l’affligeait pas outre mesure. Sur le plan sentimental, il avait eu quelques relations sans suite. À chaque fois un problème majeur survenait, avec toujours le même motif, ses compagnes lui reprochaient de passer trop de temps dans les bouquins. Aussi avait-il résolu de vivre en solitaire afin de conserver la liberté totale de son emploi du temps. Charles pouvait être satisfait, pourtant quelque chose l’empêchait d’être complètement épanoui. Il ne pouvait se résigner à rester confiné dans un bureau, pour manipuler à longueur de journée des dossiers et des chiffres. Il ne se sentait vivant qu’auprès de ses livres. C’est donc tout naturellement qu’il envisagea de quitter son travail pour réaliser son rêve : devenir bouquiniste.

    Une fois sa décision prise, il éprouva un immense soulagement. Enfin, il allait exercer une activité conforme à ses aspirations. Il s’imaginait déjà dans sa boutique, il s’entendait conseiller les clients et échanger avec eux ses impressions de lecture. Il se réjouissait à l’avance de passer une partie de son temps à l’achat de livres pour diversifier et reconstituer son stock au fur et à mesure des ventes. Comment avait-il pu attendre si longtemps avant de se décider enfin à sauter le pas. C’était évident, il était fait pour ce métier.

    Il commença par faire le compte des sommes nécessaires pour l’achat d’un local et des livres d’occasion. Il était bien entendu hors de question qu’il

    vende ses propres livres, sa bibliothèque personnelle aurait pourtant pu constituer à elle seule un apport considérable. Il calcula qu’il lui fallait en acquérir environ cinq mille pour commencer. Sa boutique devait être suffisamment grande et comporter une réserve ainsi qu’une ou deux pièces pour qu’il puisse y vivre, mais aussi pour y installer sa bibliothèque privée. Il décida donc de vendre son appartement et dénicha un espace de vente à louer dans une rue passante du quartier du Marais. Il donna ensuite sa démission à son patron et se trouva enfin totalement libre pour mener à bien son projet. Il passa plusieurs semaines à arpenter tout Paris pour constituer son fonds de départ. Il publia des annonces dans les journaux, récupéra des bibliothèques en déshérence, assista à de nombreuses ventes aux enchères et visita nombre de ses confrères. C’était l’euphorie absolue.

    Bientôt, la boutique fut prête, il ne lui manquait plus qu’un nom, il en trouva un rapidement : « La clé des rêves ». Enfin, il pouvait ouvrir sa bouquinerie. L’aventure commençait pleinement.

    Le premier jour, seuls quelques curieux s’aventurèrent, aucune vente ne fut conclue. Le lendemain, il reçut un homme intéressé par plusieurs ouvrages, mais celui-ci n’arrivait pas à se décider. Charles était particulièrement motivé, il fit tant et si bien qu’il réussit à convaincre l’indécis d’acquérir les œuvres complètes de Maupassant dans une édition ancienne en seize volumes avec de riches illustrations en couleur. Cette première vente le rassura sur ses capacités de vendeur, toutefois, le soir venu il ressentit une sorte de mal-être. Son client avait fait une très bonne affaire, ces livres étaient assez difficiles à trouver, le papier de grande qualité et les illustrations magnifiques. Charles commençait à regretter cette vente, il se reprochait de n’avoir pas conservé ces livres pour lui. Il passa une assez mauvaise nuit. Le lendemain matin, il décida d’inspecter tout son fonds pour vérifier s’il ne s’y trouvait pas d’autres ouvrages à retirer de la vente. En quelques heures, il en sauva ainsi une centaine qu’il remisa dans sa bibliothèque. Rassuré il put rouvrir la boutique. Le week-end suivant, il parcourut les quais de la Seine pour rechercher une édition des œuvres de Maupassant, il en trouva une identique à celle qu’il avait cédée. Il en paya un prix bien supérieur à celui auquel il avait vendu la sienne, mais peu importait, l’essentiel était de récupérer ses livres, son erreur était réparée.

    Charles pensa qu’il serait peut-être utile de dresser un catalogue de son fonds et de l’imprimer afin de toucher un plus large public. Il commença à rédiger des fiches détaillées pour décrire les ouvrages en précisant le type de reliure, le format, les illustrations, le thème. Il passait beaucoup de temps à identifier le type de papier et dut apprendre à distinguer un vélin d’un alfa d’un Arches ou d’un Madagascar. En bon professionnel il ne manquait pas d’inscrire les éventuels défauts de chaque ouvrage : mouillures, rousseurs, épidermures, insolation, mors fendu, coins cassés, cahier débroché. Mais le temps passé ainsi ne lui permettait pas de vendre plus, peut-être même que ce travail de longue haleine n’était qu’un prétexte pour expédier les clients hésitants qui lui faisaient perdre un temps précieux. Après la rédaction d’une fiche, il la relisait avec dans l’expression du visage l’inquiétude du peintre qui compare son modèle avec sa création. Ces fiches étaient rédigées dans un style coloré et soigné : « In-octavo, édition originale illustrée de 24 gravures (scènes historiques) et de 12 planches sur bois, ainsi que de très nombreuses vignettes in texte. Reliure d’éditeur en plein maroquin rouge. Dos à quatre nerfs orné de caissons aux feuillages. Titre doré. Triple filet d’encadrement sur les plats. Tranches jaspées, gardes moirées, frontispices, gravures pleine page, culs-de-lampe. » Suivait la description de l’état physique et une courte notice sur le contenu. La fiche était ensuite soigneusement classée et constituait en quelque sorte un acte de naissance. Cette déclaration de paternité renforçait encore l’attachement que Charles portait à ses livres et ne contribua pas à l’amélioration des ventes. Absorbé par cette tâche titanesque Charles trouva légitime de fermer parfois la boutique pour mieux s’y consacrer.
    Les jours suivants, les chalands vinrent plus nombreux. Au début, Charles passait beaucoup de temps avec eux pour les conseiller et les renseigner, mais chaque fois qu’il réalisait une vente, un doute l’assaillait. Avait-il eu raison de se séparer de ces ouvrages ? Il tenta de se raisonner, mais ne réussit pas complètement à évacuer ses craintes. La place vide laissée par les livres soldés lui infligeait un indicible tourment. Au fil du temps, il se montra moins bavard avec la clientèle. Il devint même peu aimable, presque indifférent, voire absent. Il se réfugiait dans sa propre bibliothèque et ne daignait apparaître en boutique que lorsqu’une voix forte interrogeait : « Il y a quelqu’un ? ».
    Le temps s’écoulait sans que les choses ne s’arrangent. En fait, les clients commencèrent à l’importuner. Il décida de fermer le lundi, mais cela ne suffit pas à lui rendre sa sérénité, alors il choisit de n’ouvrir que l’après-midi. Comme les ventes augmentaient malgré tout, son malaise empirait. Il eut l’idée d’acquérir une masse de livres d’occasion de peu d’intérêt et en mauvais état. Il les vendit à petit prix pour éviter que les acheteurs n’en convoitent de plus précieux dont il regretterait immanquablement de se séparer. Cela ne résolut pas son problème. Il se rendit compte qu’il ne supportait pas non plus de vendre ces ouvrages dont il estimait pouvoir avoir besoin un jour. Enfin, à l’évidence, il fallait fermer la boutique quelque temps pour faire le point et prendre à nouveau un moment pour sélectionner les livres qu’ils souhaitaient garder et ceux qu’il acceptait de vendre. Il passa ainsi de longs moments à ranger, manipuler et feuilleter tandis que des acquéreurs potentiels s’obstinaient. Certains restaient quelques instants debout devant la vitrine, étonnés de voir la pancarte « fermé » éternellement suspendue à la poignée de la porte. Parfois, l’un d’eux frappait au carreau en apercevant Charles à l’intérieur et demandait : « Êtes-vous vraiment fermé ? Pouvez-vous me laisser entrer quelques minutes ? », Charles éconduisait les importuns, prétextant un inventaire.

    Finalement, pour ne plus être dérangé, il baissa le rideau de fer. La boutique était à peine éclairée par une petite fenêtre donnant sur un angle de la rue, mais personne n’osait toquer. Charles commença à goûter une certaine tranquillité. L’heure était enfin venue de profiter en paix de tous ces trésors accumulés. Plus personne ne vint troubler sa quiétude. Il venait de basculer dans le paradoxe du lecteur ; se détacher du monde pour mieux le comprendre. Un silence sépulcral s’instaura dans ce sanctuaire. La clé des rêves avait fermé ses portes.

    Charles était enfin heureux.
    Darkhorse le 23 avril 2021
    C'est un long texte. Alors installez-vous confortablement. Remémorez-vous votre dernière excursion dans un désert, et si vous n'avez pas eu cette chance, repassez-vous les images de Lawrence d'Arabie ou d'Indiana Jones et la dernière croisade.
    Il y a certains termes qui ne vous seront sûrement pas familiers, alors je les ai rassemblés dans un lexique tout à la fin.


    Reine des Sables

     
      Quand Omar ressortit du sanctuaire, il haletait encore sous la pression immémoriale dégagée par les ruines pourtant endormies. Il avait réussi à se glisser sous les décombres, entre des blocs de calcaire empilés dans un désordre éboulé. Il avait fallu se contorsionner, se faufiler avec la grâce d’un serpent, tout en vidant sa cage thoracique pour traverser en apnée le dédale complexe.
      Après des minutes étirées en heures, il avait débouché dans la salle souterraine qu’il n’espérait plus trouver. Il s’était emparé de l’effigie païenne encore intacte sur son piédestal miraculeusement épargné. La reine Balqama n’avait plus que de splendeur les légendes qui la nimbaient, mais malgré sa sculpture vestigiale et sa fraîcheur de fossile inoffensive, le shamshir courbé qu’elle tenait brandi dans sa main gauche semblait avoir gardé un fil menaçant. Omar s’était approprié la petite statuette avec une solennité effarouchée. Il l’avait rapidement recouverte du chiffon de lin prévu à cet effet et s’était à nouveau engouffré dans les méandres anguleux de la carcasse effondrée.
      Le retour avait été aussi pénible que l’aller et les franchissements suffocants s’empilaient sur les rares poches de répit qui avaient permis à Omar de conserver les rênes de son allant. Et puis la luminosité rutilante du désert de Rub al-Khali lui avait apporté une main à laquelle se raccrocher pour enfin s’extraire avec soulagement de la lourde pénombre ensevelie.

       De retour sous la chaleur écrasante qu’il accepta comme une grande goulée d’eau rafraichissante, il se dirigea vers Al-Matīn, sa fidèle chamelle. Elle le salua d’un blatèrement affectueux en clignant des yeux et dodelina de la tête. Il caressa sa longue encolure, forte et vivante d’énergie comparée au réseau sclérosé de fines artères bouchées dans lequel il s’était insinué. Omar ne se lassait pas d’admirer cet animal hors normes, à mi-chemin entre un véloce méhari et un endurant djimel.
      La femelle dromadaire se coucha en ayant compris d’instinct qu’il était temps de partir ; Omar prit appui sur l’étrier et enjamba la selle. Il flatta encore une fois la robe fauve d’Al-Matīn d’une affectueuse tape et regarda le sanctuaire. Celui-ci, pareil à une mâchoire aux dents brisées, semblait avoir subi les coups de marteau d’un géant en furie ; son opulence passée avait disparu sous une décadence misérable et l’agonie d’un règne puissant resplendissait dans ces échos détruits.
      Tout à coup, des débris se mirent à gigoter, puis des morceaux de plus en plus gros : moellons et pierres de taille soudain pris d’un mouvement frénétique. Comme jetés par une force invisible, ils retrouvèrent leur place originelle sur l’édifice qui tremblait entièrement. Devant les yeux subjugués d’Omar se reconstituait le sanctuaire. Et il reprit des couleurs d’antan, plus vives et plus jeunes, scintillantes d’ocre et de jaune pâle.
      Omar regarda d’un œil méfiant l’étrange phénomène et décida de partir. Il tourna bride et lança sa chamelle à l’amble, direction le couchant.

      Sur les instructions du Mukkarib Mabhad, Omar le Hadjib s’était engagé dans ce périple afin de sauver sa nation en péril devant ses nombreux envahisseurs. Une mission urgente et désespérée, reposant sur le pouvoir légendaire de l’ancien royaume de Saba, un pouvoir qu’on disait seulement occulté, enfermé à l’intérieur de l’effigie de Balqama. Omar avait délaissé ses fonctions sans hésiter pour se jeter à corps perdu dans cette honorable mission. Et il emportait maintenant avec lui tous les espoirs de son peuple.
      Lui et sa monture galopèrent sans relâche jusqu’à atteindre le caravansérail à mi-parcours en fin d’après-midi. Le havre lui permettrait de se restaurer avant de repartir au plus vite. D’ordinaire fourmillant d’une activité prolifique, le grand bâtiment carré était désert lorsqu’Omar toucha ses abords. Il se dirigea vers l’entrée et constata qu’à l’intérieur, seule une maigre population vaquait à des allées et venues fantomatiques. Les silhouettes, toutes drapées de djellabas pouilleuses à la place des habituels caftans brodés de mille motifs, avançaient la tête baissée et se croisaient sans qu’aucune ne se parle. Près de lui, deux corps se bousculèrent, et Omar découvrit avec horreur leurs visages constellés de pustules baveuses, défigurés par des lambeaux de chair rougie encore sanguinolents et d’yeux aux pupilles transparentes rendus globuleux par la totale absence de paupières. L’une des silhouettes tendit son bras vers le Hadjib qui recula sous la répulsion infligée par le membre décharné, aux doigts squelettiques et violacés, qui tentait de l’agripper. Il pesta, cracha et retourna sa monture pour fuir cet antre de terreur.

      Le soleil avait plongé d’un coup comme si la nuit, irrésistible, l’avait sommé de se dépêcher. Il ne touchait pas encore l’horizon, mais était semble-t-il en train de fondre sous sa propre chaleur : il pleurait son rouge vespéral en une pluie grasse et lourde, vin liquoreux d’ivresse apocalyptique.
      Omar tentait de garder la tête froide dans cette fournaise hallucinée et il se raccrocha à son destrier pour oblitérer le malaise à l’œuvre. Des remontées bilieuses rampaient dans son œsophage et il refoula avec douleur des hoquets acides. Sa tête commençait à tourner dans un début de vertige.
      — Al-Matīn, pronnonça-t-il amiteusement à l’oreille de sa chamelle, porte-nous loin de cet endroit perfide. Appelle le fier Shamal qu’il nous aide de son puissant souffle.
      La force conjuguée de l’homme et de la camélidée s’imbriquèrent instinctivement grâce à la complicité acquise au fil de leurs voyages. À eux deux, ils domptaient les tempêtes de sable tourbillonnantes et faisaient défiler les plateaux juchés sur leurs falaises calcaires comme s’ils ne représentaient que de simples cailloux vite dépassés. Leur chemin croisa un trio d’oryx dont les visages maquillés de formes noires mouvantes les fixaient dans une effrayante placidité au milieu du tumulte grandissant. Des chats des sables étaient embrochés sur leurs longues cornes et ceux-ci criaient encore, arrivant à percer le vent tonitruant.
      Mais Omar et Al-Matīn regardaient droit devant eux, essayant de garder les pieds ancrés dans le réel, dans le sable brûlant de leur trajectoire.

      Bientôt, le très haut Jabal an Nabi Shu’ayb, point culminant des monts Sarawat, au pied duquel était assise la cité capitale, leur offrit sa vision rassurante. Figure immuable, le mont tutélaire paraissait pourtant prêt à être immergé totalement par les flots nocturnes. Le soleil s’était liquéfié, trempant la cime de la montagne d’un coulis rougeoyant semblable à l’épanchement d’une blessure frontale. Le dromadaire et son arabatier haletaient, en proie à une angoisse grandissante puis, jaillissant de derrière la montagne, de gigantesques griffes ombreuses se levèrent très haut pour s’abattre et ratisser ses flancs. Écorchée de veines de douleur, la montagne saignait en torrents, et Omar frappa plus fort les flancs d’Al-Matīn à l’aide de sa cravache ; alors que le fourreau de son sabre rebondissait sur un rythme affolé, il était rongé par l’inquiétude et l’impatience. Il voulut s’excuser, faire comprendre la nécessité de son empressement à sa compagne en la caressant, mais il retira instantanément sa main. Ses doigts s’étaient enfoncés dans la chair épaisse d’Al-Matīn et un résidu gluant lui collait aux mains. Sous ses yeux, sa chamelle se décomposait : des étoffes de robe cameline s’envolaient en morceaux et flottaient dans l’air tel un essaim de papillons morbides, il sentit sa grande bosse s’affaisser dans son dos et sous son postérieur, des fluides internes lui giclaient le visage et il essuya le liquide infecte de gestes nerveux pour enfin constater qu’il ne chevauchait plus qu’un monstre d’os et de muscles à vifs. Il ôta ses pieds des étriers et sauta à terre en roulant dans une boule sablonneuse. Quand il se releva, il vit qu’Al-Matīn s’était arrêtée ; elle n’était plus que squelette assombrit par le crépuscule, soutenant la lourde selle de cuir ornée de motifs de protection vert émeraude et écarlate. Le squelette claqua un frottement de carillon osseux écœurant et se démantibula sur place pour s’écrouler en tas, rompant de la plus abrupte des manières le lien affectif nourri avec patience depuis tant d’années.
      Omar était sous le choc. Il se rapprocha, main tendue, le souvenir encore palpable de sa compagne charnue : la vision cruelle de ses yeux profonds et de ses lèvres formant une moue attendrissante, la sensation grisante de sa hauteur altière et le charme irremplaçable de sa course dans le vent. Ces évocations trop copieuses fendaient le cœur d’Omar. Puis le tas d’os se mit à bouger tout seul et à se reconstituer ; mais la créature érigée était chaotique, maladroite. Sous les yeux horrifiés d’Omar, était née une ignominie dont le physique n’avait rien de cohérent : les os des membres inférieurs étaient hérissés sur le dos d’une espèce de pelote de vertèbres et de côtes ; tout en cliquetant de partout, elle avançait laborieusement en prenant appui sur de courtes jambes faites de morceaux hétéroclites et instables. Le crâne était relié directement sur le devant de la partie ventrue par les vertèbres caudales et pendouillait comme un pendentif.
    Darkhorse le 23 avril 2021

      Paralysé, Omar regardait incrédule le monstre s'approcher en boitant et fut encore plus bouleversé quand ce dernier s’adressa à lui :
      — Tu m’as fouettée de ta cravache jour après jour, arabatier. Tu as martelé sans relâche ta fougue hostile sur ma peau meurtrie et tu m’as asservie jusqu’au plus profond de mes entrailles. Sous tes coups mesquins et tes confidences insignifiantes j’ai appris l’obséquiosité dans tout ce qu’elle a de plus injurieuse. Et j’ai souffert dans mon silence d’espèce inférieure, de bête de somme…
      La créature revenante parlait avec l’aigreur de la vieillesse et ses tremblements séniles. Chaque mot énoncé frappait Omar de tortures vicieuses et il eut du mal à se ressaisir, à se détourner de l’horreur. Puisant dans ses ressources, il fut capable de dissimuler pendant un temps la détresse qui l’étreignait et il s’en alla, laissant la créature médire dans l’implacable vérité aride.
      Sous la canopée naissante d’étoiles vibrantes, Omar était transi d’effroi, complètement déstabilisé par la perte soudaine de sa déesse inébranlable. Il avait perdu la notion du temps et s’égarait dans de tragiques mirages. Sans la présence rassurante d’Al-Matīn, sans leur fort lien de mutualité qu’il pensait immortel et qui s’était tout à coup vicié de scrupules, son état d’esprit dérivait dans de sombres turpitudes. Mais, sans en prendre conscience, il s’était bien rapproché de la cité capitale dont les murailles s’élevaient maintenant tout près. Il pria pour Al-Matīn en même temps que pour sa propre survie, il s’assura qu’il était toujours en possession de l’effigie de Balqama, et il continua sa pénible marche dans la galaxie granuleuse du désert.

      La nuit sans lune, silencieuse, ne l’aidait pas ; mais il trouva son chemin et réussit à atteindre les portes de la cité. Des portes défoncées, comme percutées et brisées par un bélier, ouvertes sur les dangers de l’extérieur. Les murailles semblaient avoir subi l’assaut de catapultes et étaient trouées de nombreux hématomes. Les tours d’observations étaient effondrées et le minaret de la mosquée centrale avait été coupé en deux, amputé de sa hauteur impériale.
      Omar s’engouffra dans les ruelles de la cité pour atteindre le palais où l’attendait le Mukkarib. Il ne rencontra personne, aucune des centaines d’âmes déambulant habituellement ; l’effervescence d’hier avait sombré dans une quiétude cryptique. Il ne restait que la désolation de la cité meurtrie, encombrée d’éboulements, vieillie d’inextricables toiles d’araignées, pervertie d’odeurs macabres, salie de traces de mort.
      Le Hadjib atteignit finalement le palais au bout d’une course éreintante. Il poussa les portes de la salle du trône qui grincèrent de mécontentement. Là, deux rangées de gardes royaux formaient une haie cuirassée amenant sur le Kursī où, à la place du souverain, avait pris place une monstruosité toute noire et aux contours flous. La créature portait sur son front la couronne royale, affront insupportable pour le Hadjib. Les gardes se tournèrent vers lui ; ils n’avaient plus de visages, seule une opacité troublante soutenait leurs cervelières ornées d’un croissant de lune. Omar se saisit alors de son sabre et, furieusement, attaqua le corps de garde avili. Il trancha un à un les soldats, éviscérant les panses, coupant les membres et décapitant les têtes. Il dansa dans un déluge véhément où son arme bondissante jetait les remugles ferreux de la force vitale arrachée à ses adversaires.
      Épuisé mais déterminé, il s’avança vers le trône et fit face à l’usurpateur qui ne bougeait pas d’un pouce. Omar lâcha son sabre tordu par le nombre incalculable de coups qu’il avait portés. Il s’empara de l’effigie, enleva le chiffon de lin et se jeta sur la créature. Avec rage, il planta encore et encore la petite épée brandie par la statuette dans sa gorge, faisant jaillir un sombre bouillon poisseux. Il hurla le nom de son souverain, le nom de sa cité et le nom de sa chamelle tout en enlevant et en renfonçant son arme improvisée, jusqu’à ce que l’être démoniaque s’avachisse dans la mort.
      Seul au milieu du carnage, à bout de forces, Omar se sentait délaissé par la vie. La force de son serment portée par la loyauté de ses idéaux s’effondrait dans l’incompréhension d’une telle débâcle. Gagné par une solitude irrévocable dont le fardeau invincible l’étouffait, Il porta l’effigie de Balqama à sa gorge et déchira son existence dans une floppée enragée.

                                                                               *

      Le premier général et le gouverneur se couvrirent tous les deux la bouche et le nez en découvrant le massacre. Des corps démembrés jonchaient les dalles de marbre et le sang inondant la scène commençait à sécher, peignant d’arabesques pourpres une bonne partie de la salle du trône. Au fond, summum lugubre de cette peinture sinistre, se tenaient deux corps aux gorges béantes. L’un était couché sur l’accoudoir du trône, le corps cambré vers la voûte, la tête tenant encore par un morceau de nuque. L’autre, allongé à ses pieds et aussi sur le dos, n’était pas en meilleur état.
      — Mais que diable s’est-il passé ? s’exclama le gouverneur, dégoûté par ce qu’il voyait.
      — C’est Omar, lui répondit le général, il est revenu de son périple. Le peuple dit l’avoir vu courir comme un fou vers le palais, puis des cris atroces se sont fait entendre.
      — Mais il a complètement perdu l’esprit ! C’est lui qui a fait ça ?
      — Regardez, dit le général en se saisissant d’une petite statuette posée debout devant les doigts d’Omar. L’arme du crime… Ce que le Hadjib est parti chercher et qu’il a apparemment trouvé…
      L’effigie de Balqama était couverte de sang séché, ce qui lui conférait une beauté d’œuvre d’art taillée dans le jaspe.
      — On voit bien que l’historique shamshir de la reine Balqama a été utilisé pour commettre ce méfait, il est tout tordu par la violence d’impacts répétés.
      — C’est une catastrophe, général ! Juste au moment où l’ennemi est plus menaçant que jamais ! Le Mukkarib… Nous sommes perdus.
      — En effet gouverneur, acquiesça sombrement le premier général, nous sommes perdus…
      Ce dernier regarda longuement l’effigie et, tout autour de lui, son monde s’écroula.



     

     

     

     

      
    Omar : Nom signifiant prospérité, longévité.
    Balqama : Nom yéménite donné à la Reine du royaume de Saba.
    Shamshir : Sabre courbé.
    Al-Matīn : Signifie l’inébranlable, l’endurant.
    Méhari : Dromadaire de monte.
    Djimel : Dromadaire de bât.
    Mukkarib : Titre royal utilisé par les monarques antiques du Yémen.
    Hadjib : Chambellan arabe.
    Caravansérail : Abri pour voyageurs.
    Shamal : Vent de nord-ouest de la péninsule arabique.





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