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Critique de Osmanthe


Dans ce recueil de dix nouvelles publiées entre 1949 et 1966, Kôbô Abe déploie ses thèmes de prédilections favoris. Dans une ambiance de fond flirtant souvent avec le fantastique, nuancée tantôt d'une froide mécanique, tantôt de poésie, tantôt d'humour, tantôt d'une douce-amertume, l'auteur joue avec la perte des repères spatiaux, temporels, et d'identité de l'individu. Ses héros ne savent plus qui ils sont, leur humanité devient incertaine, des transformations en fantôme, en plante, en animal se font jour…mais peut-être s'agit-il de rêves ? Ici règne une immense solitude et un vide intérieur qui saisit ces anti-héros angoissés, en plein processus de dénaturation, de désincarnation. Dans ce théâtre du non-sens et de l'absurde, l'être se sent persécuté par l'autre, et l'amour est toujours un problème, notamment face à l'angoisse de la perte et de l'impuissance.

Dans le récit qui donne son titre au recueil, "Mort anonyme", on est entré chez le narrateur pour y déposer un cadavre, dont il ne connaît pas l'identité. Comment faire pour ne pas être pris pour le coupable d'un meurtre ? Dans l'affairement maladroit, la description clinique du corps inanimé, de ses postures, et l'existence d'un voisinage, l'angoisse monte, et des questions affleurent tant chez le lecteur que chez le narrateur lui-même sur sa propre culpabilité.

Dans "L'envoyé spécial", un professeur a du mal à passionner ses étudiants dans ses exposés. Un jour un fou ou un extra-terrestre très humanoïde débarque. L'étrangeté instille une ambiance de malaise, mais notre professeur, contre toute attente, opportuniste, saura tirer parti de ces circonstances pour trouver la solution à son problème.

Dans "Le rêve du soldat", nous naviguons comme en rêve, entre désertion militaire, fantôme, et l'on se demande de quel côté se trouve vraiment le courage et la poltronnerie. "La transformation" traite encore d'une histoire de militaires fantômes durant la guerre russo-japonaise. Atteints de choléra, ils sont froidement abattus par des officiers pour ne pas contaminer la troupe. Mais leur âme prend aussitôt vie, et l'âme d'un général s'incarnera bientôt dans la détresse d'un enfant. Une nouvelle où l'auteur, militant communiste, dénonce l'absurdité et l'atrocité de la guerre. Il se penchera également avec tendresse sur le sort des pauvres dans "La vie d'un poète", un conte tendre et rêveur, qui sonne comme une bulle, un cocon de pur bonheur, où la condition des pauvres, la rigueur du climat hivernal et les flocons de neige tombent à point en période de Noël.

"Les envahisseurs" est un bijou, quand une famille entière d'inconnus s'invite chez vous et vous réduit peu à peu en esclavage, puis au néant, sans issue possible. Sadisme et acceptation docile, abandon de soi et de la vie, l'enfer, c'est les autres ! Ce texte perd néanmoins de son effet de surprise lorsqu'on a lu sa pièce de théâtre « Les amis », que cette nouvelle reprend. Pour moi, la pièce, par la causticité, le non-sens et la répartie inhérente à la mécanique des dialogues est plus efficace, un vrai chef d'oeuvre.

"Le beau parleur" est un jeu de dupes entre deux hommes aux allures de Laurel et Hardy (et deux femmes inquiètes prises au milieu) où le soi-disant chassé fait montre d'une remarquable aisance verbale manipulatrice pour manoeuvrer et arriver à ses fins. de la tension, du suspense, et une chute surprenante et très réussie !

"Dendrocacalia" est une inquiétante histoire de persécution…où le destin du narrateur est scellé très tôt…Il sera transformé en plante. L'autre maléfique est comme sorti de la mythologie. Un excellent moment, qui par le caractère de puissance implacable qui conduit à l'anéantissement rappelle les envahisseurs, et par l'habileté de « l'ennemi », le beau parleur.

"Le pari" flirte avec le fantastique, mâtiné de science-fiction. le narrateur est un architecte qui doit travailler à des aménagements sur un bâtiment existant. Invité par le directeur des affaires administratives à visiter le bâtiment, il y découvrira une architecture complètement déroutante, au service du projet fou du Président de cette société de communication. Etrange et inquiétant, ce texte m'est clairement apparu comme une critique de la société de consommation de masse, où l'on nous prend pour des moutons, société déjà largement à l'oeuvre dès ces années 1950-60.

"Au-delà du tournant" clôt superbement ce recueil, dans une ambiance douce-amère toujours aussi étrange. le narrateur a un trou de mémoire abyssal, à ne plus se rappeler son identité. le sel vient du jeu d'une femme, de la séduction et de la jalousie supposée, dans des réflexions et dialogues mystérieux qui dessinent un labyrinthe inextricable. La réalité est faussée, peut-être dans des brèches spatio-temporelles, comme une allégorie des difficultés de communication entre les êtres ? Très complexe, mais un très beau texte.

Une nouvelle fois, j'ai été globalement convaincu par ces textes, où se dessinent d'agréables variations autour de thèmes récurrents que sont le fantastique, le caractère incertain et instable de l'humanité, le problème d'inadaptation à l'autre et à la vie sociale, le tout dans un style inimitable, assez avant-gardiste, entre rêve, poésie et humour incisif.
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