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Critique de Charybde2


Un recul impressionnant pour une analyse presque "à chaud" du mouvement social français de l'automne 2010.

Paru en janvier 2011, donc relativement « à chaud », ce recueil de 8 articles ou entretiens sur le mouvement social de l'automne 2010 impressionne d'emblée par le recul analytique dont il témoigne.

Le juriste Alain Supiot et le sociologue Robert Castel, avec leur dialogue « le prix de l'insécurité sociale », nous rappellent à quel point le besoin de protestation puis de lutte sont enracinés dans la dégradation du contrat social accélérée depuis 1990 environ. Alain Supiot précise le contexte de ce « grand retournement », « pour désigner l'inversion des moyens et des fins opérée par la révolution ultralibérale, [...] qui a imposé exactement le contraire de ce que préconisaient le principe de dignité et la déclaration de Philadelphie après la seconde guerre mondiale : le rendement financier est devenu la mesure exclusive de la réussite économique et les hommes, réifiés en « ressources » ou en « capital humain », sont sacrifiés sur l'autel de cet objectif, moyennant des « politiques d'accompagnement » visant à éviter qu'ils ne se révoltent. » Et on appréciera cette petite incise glissée au passage : « À cette différence près que nous étions gouvernés alors par des énarques, qui avaient un certain sens de l'Etat, alors que nous le sommes aujourd'hui par des avocats d'affaires. Différence sociologique de grande portée lorsqu'il s'agit de justice sociale. » (Et pardon à mes ami(e)s avocat(e)s d'affaires qui ne sont pas visé(e)s ici !

L'économiste Frédéric Lordon, avec son article « le point de fusion des retraites », revient sur le rôle des agences de notation, et insiste sur les véritables destinataires ou commanditaires de cette réforme, avec notamment cette phrase terrible : « On aperçoit comme jamais, à l'occasion de la réforme des retraites que, contrairement à de stupides idées reçues, le pouvoir politique ne gouverne pas pour ceux dont il a reçu la « légitimité » - mais pour d'autres. » Et ce n'est évidemment pas M. Woerth qui fera mentir ici Frédéric Lordon...

L'économiste Arnaud Lechevalier, avec « L'Europe et nos retraites », livre une précieuse analyse comparative européenne, non tant sur les systèmes de retraite eux-mêmes, que sur les dynamiques de leurs réformes et adaptations, en creusant l'élaboration préalable d'un « paradigme des réformes » par les instances inféodées de près ou de loin au dogme néolibéral.

L'historien Christophe Aguiton et le sociologue Lilian Mathieu, dans leur dialogue « Une combativité intacte », décryptent avec bonheur les nouveaux comportements de lutte, dont beaucoup surprirent les observateurs, apparus en cet automne mouvementé. Ils notent avec attention comment on est sans doute enfin entré, après dix ans de doutes, dans une « défatalisation du discours néolibéral », dans lequel une part croissante de la population ne croit plus au fameux « There Is No Alternative » thatchérien...

La sociologue Camille Peugny, dans un entretien intitulé « Une jeunesse sans espoir ? », analyse très pertinemment les clés de l'engagement lycéen dans un mouvement de ce type, loin des procès en manipulation trop vite aventurés par des politiciens aux abois.

Les philosophes Yves Sintomer et Emmanuel Renault, en échangeant dans « Un néolibéralisme à bout de souffle ? » replacent le mouvement dans le cadre de la lutte plus ou moins globale contre les errances du système actuellement dominant. Ils reviennent notamment sur le rôle, dans ces errances, de l'émergence d'une « super-classe » (grands propriétaires de capitaux et franges supérieures du salariat aux intérêts étroitement liés à ceux des premiers), « parce qu'elle se fonde objectivement sur un type d'inégalités que rien ne semble pouvoir justifier du point de vue des consensus moraux ordinaires, et parce qu'elle se vit comme séparée de la société, comme absorbée dans un monde supérieur. »

Le philosophe Pierre Dardot et le sociologue Christian Laval signent un article décisif sur « le retour de la guerre sociale ». Reprenant à leur tour l'aphorisme devenu maintenant célèbre du multi-milliardaire Warren Buffett (sur la guerre des classes qui est bien là, et que les riches sont en train de gagner), ils notent « l'ironie du sort qui voit le grand retour de la lutte des classes d'abord du fait de la guerre ouverte et déclarée, méthodiquement conduite par le gouvernement contre les travailleurs salariés. »

Le constitutionnaliste Bastien François effectue une remarquable analyse, dans « Crise sociale ou crise politique ? », de l'incapacité désormais avérée du politique, dans le cadre français actuel, à se saisir des seules problématiques réellement pertinentes au plan social. « Comment penser que l'Assemblée nationale pourrait jouer un rôle politique majeur demain si elle reste ce qu'elle est : un club de mâles blancs bourgeois et sexagénaires choisis par la moitié de la population ? ».

Au total, une très précieuse mise en perspective de ces événements, dans laquelle on ne peut s'empêcher de lire l'annonce presque fatale de prochains développements... Et la préface de Gérard Mordillat est aussi bien agréable à lire, incluant ce joli : « Contrairement à ce que proclament les laudateurs du marché, l'État n'a pas à être gouverné comme une entreprise. »
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