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Critique de Apoapo


Trop souvent, me semble-t-il, on a tendance à essentialiser la politique des États, surtout de ceux qui sont nés d'une idée – ex. Israël, le Pakistan et naturellement l'Union Soviétique – au lieu de l'historiciser. La question restant très populaire, n'est-ce pas camarades ?, de la primauté des facteurs socio-économiques ou bien de la personnalité des leaders dans la dynamique historique, le poids de l'héritage de longue durée ainsi que les contingences de l'actualité dans le déroulement des événements, dans leur analyse politique, et donc dans les actions de pouvoir conséquentes paraît systématiquement minoré. Aussi, depuis toujours, a-t-on entendu le débat houleux sur la question de savoir si le soviétisme correspondait bien au dessein de société appelé de ses voeux par le marxisme, ou, plus souvent encore, à quel moment et suite à quel Secrétaire général du PCUS il s'en était éloigné.
Mais se souvient-on seulement que les Soviets ont précédé les bolcheviks, que lors de la sortie de Lénine du fameux « wagon plombé », ses analyses politiques étaient considérées comme pure folie non seulement aux Soviets où les communistes étaient minoritaires mais également parmi ses camarades ? Quelle avait été la réception des « Thèses d'avril » chez les leaders révolutionnaires – hormis Rosa Luxemburg et de rares autres exceptions ? Quels ont été les véritables bouleversements d'opinions, outre que de politiques entre Février et Octobre (1917), lors de cette réalisation unique d'un « État-Commune », lesquels ont permis d'atteindre un très vaste ralliement de l'opinion publique russe tout entière autour de Vladimir Ilitch ? Qui se rappelle ses dernières paroles, dans cet article intitulé « Mieux vaut moins mais mieux » (2 mars 1923) où il dresse un bilan si impitoyable de l'expérience de six années de révolution et de guerre civile, tellement poussé et dur dans l'autocritique que l'on n'a aucun mal à comprendre qu'il ait failli être censuré, occulté, gommé ? Qui songe que le dernier souhait d'un Lénine désormais quasi paralysé et incapable de parler fut d'échanger une dernière fois avec son grand rival, le vitupéré leader des mencheviks Julius Martov – seul homme qu'il tutoyait et qui le tutoyait – l'ami qui venait de mourir malgré les médicaments et les soins qu'il lui avait fait prodiguer ?

Ce livre est présenté à tort comme une biographie de Lénine. Je l'ai choisi comme tel, et parce que j'apprécie beaucoup Tariq Ali. Mais d'une biographie il ne contient guère que les pages sur sa jeunesse, endeuillée par la pendaison du frère aîné Sacha, et le chapitre, pudique et discret, concernant sa probable liaison avec Inessa Armand. Par contre, il représente une somme de l'Histoire des mouvements révolutionnaires européens (et russes) entre la moitié du XIXe siècle et la mort du héros. C'est une Histoire intellectuelle et factuelle face à laquelle se présentent des dilemmes bien réels et très actuels que Lénine s'est posés et qui en ont guidé la pensée et l'action. Ils sont énoncés dans le sous-titre : acceptation ou refus du terrorisme – qui était le mode d'action privilégié des anarchistes – point de rupture de la Ière Internationale ; pour ou contre la Première Guerre mondiale – point de rupture de la IIe Internationale ; pour ou contre l'exportation de la révolution par la guerre en Europe (via la Pologne et l'Allemagne) – question qui a été caricaturée ensuite car associée à Trotski, mais qui, parmi d'autres de nature strictement militaire, était absolument pertinente dans les années 1919-21 ; questions concernant l'amour, le féminisme, la conception de la famille dans la société communiste, compte tenu des personnalités féminines de tout premier plan parmi les révolutionnaires ; question du bilan de la révolution, en particulier du rôle de l'État-parti... Sur chacun de ces « dilemmes », Lénine est mis en présence d'idées, d'opinions, d'analyses contradictoires, émises par ses contemporains ou ses prédécesseurs qu'il lisait avec acharnement – Lénine était un lecteur compulsif – et parmi lesquelles il parviendra à imposer les siennes... ou non ! ou dans une certaine mesure, ou d'une certaine manière...

On sort donc de cette lecture exigeante, ardue, requérant une bonne culture historique et politique préalable et surtout une concentration sans relâche, avec un grand bagage de connaissances, sans être dérangé – ou à peine – par la circonstance que l'auteur est lui-même un marxiste qui ne recherche pas une improbable « objectivité » historique dans ses jugements ; on en sort principalement avec la conscience de la vanité des formules essentialisantes comme « le marxisme-léninisme », « le soviétisme », etc., et de la stupidité d'y coller un attribut, surtout un jugement de mérite, sans tenir compte que la politique est le domaine du possible, L Histoire celui de la complexité extrême, et que la momification d'un penseur, sa « canonisation », sa transformation en « icône inoffensive » […] « vide [sa] doctrine révolutionnaire de son contenu, l'avilit et en émousse le tranchant » - comme Lénine l'avait prédit, dès 1917...
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