Citations sur Desert Home (26)
Ce n’était pas mauvais : c’était infect. Je ne sais pas quelle quantité de phosphore on peut ingérer par jour, mais, après quelques bouchées de ce truc-là, j’avais sûrement dépassé la limite pour toute une vie, et même au-delà. La bière était étonnamment glacée, et elle était à la fois bienvenue et médicalement indispensable.
Des vies entières étaient évoquées en trois ou quatre mots, les sourcils froncés, le tout ponctué par un crachat. Entre « Bonjour » et « Au revoir » se glissait une épaisse tranche de silence qui racontait une histoire impossible à oublier quand bien même vous en auriez eu envie. Les conversations, en ces lieux désertiques, étaient aussi rationnées que l’eau ; chacune de leurs gouttes était chérie pour la vie qu’elle représentait.
J’approvisionnais des ranchs isolés au bétail famélique et parfois même des ermites enfermés dans leurs caravanes en aluminium semblables à des mirages et dont la tôle se reflétait sur l’horizon brun. Qu’ils aient été éleveurs ou misanthropes brûlés par le soleil, tous avaient choisi de se terrer dans ce désert de sable poussiéreux, et vivaient au bout de longues routes anonymes et cabossées.
Ces gens-là étaient de drôles de types. Je les connaissais tous personnellement, même si, au total, la somme des mots que nous échangions ne dépassait sûrement pas les quelques phrases que l’on griffonne sur une carte postale.
Mon secteur d’activité, le long de la 117, s’étalait sur près de deux cents kilomètres perdus dans le désert de l’Utah. La route butait sur la falaise de granit d’un plateau qui dominait une ancienne petite ville de mineurs, Rockmuse, 1 344 âmes.
(...) il y avait ce visage que je n’arrivais pas à oublier. Il n’avait pas la beauté de ceux que l’on voit en couverture des magazines ou dans les publicités. C’était un visage étrange, avec un grand front, un nez épaté et une bouche sévère, encadré par une épaisse chevelure noire qui descendait jusqu’aux épaules. Un visage habité par une force intérieure.
En descendant la côte vers la maison, je pouvais presque entendre les cris d’enfants en train de jouer et les conversations des familles préparant le barbecue du week-end. C’était un village fantôme sans village ni fantômes, vu que personne n’avait vécu ici. J’imaginais des fantômes de fantômes, et bizarrement je me suis senti le bienvenu en cette étrange compagnie.
J’ai suivi le béton sur quelques dizaines de mètres en remontant la pente douce. En haut se trouvaient deux poteaux en brique, reliés par une voûte en acier. Et sur cette voûte, gravés à même le métal, étaient inscrits ces mots : « Desert Home ».
Étrangement, c’était la première fois que je voyais cette arche. Je passais devant deux fois par jour, cinq jours par semaine, et ce, depuis vingt ans.
La route devant moi scintillait sous les rayons du soleil. Elle m’appartenait, et ça suffisait à mon bonheur. Et, au fond, peu importait qu’elle soit mienne puisque, à part moi, personne ne s’aventurait jusqu’ici. Les freins ont grincé avec un son strident et j’ai lancé un dernier regard au diner avant de m’engager sur la 117 pour en finir avec ma journée.
Au fond de moi, je savais que ma bonne étoile pâlissait. Un frisson de désespoir glacial parcourait mon échine. Je voulais que ça change. Il fallait que ça change. Comme la plupart de ceux qui aspirent à modifier le cours de leur existence, tout ce que je voulais c’était assez de nouveauté pour que ma vie continue comme avant, en un petit peu mieux.
L’US 191 était la route principale qui traversait la ville de Price du nord au sud. Au nord se trouvait Salt Lake City, la capitale de l’Utah, tandis que, vers le sud, la route menait à Green River, puis Moab. Le croisement avec la route 117 se situait à une trentaine de kilomètres de Price, et, à quinze kilomètres à l’est, au sud de la 117, sur la gauche, au beau milieu d’un espace désert, se dressait la silhouette du Well-Known Desert Diner.