AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de BazaR


BazaR
23 décembre 2018
Une chose est claire : les vicissitudes auxquelles cette année m'aura confronté auront été en bonne partie compensées par mes rencontres régulières avec Manse Everard et ses patrouilleurs. Je vais du coup être forcément un peu bavard, mais c'est ma façon de remercier l'auteur et les éditeurs pour le plaisir ressenti à la lecture de ce cycle.

Je l'ai déjà dit, Poul Anderson m'impressionne. Aujourd'hui c'est la cohérence et la stabilité que l'auteur est parvenu à intégrer à son cycle à travers les décennies que je trouve saisissantes. L'écriture des histoires de la Patrouille s'étale sur près de quarante ans, et Poul parvient à exploiter en 1990 des événements qu'il a posé sur papier en 1955 ou en 1983, comme si cela datait d'hier. On ne sent pas de changement de ton majeur, d'évolution d'orientation entrainée par l'évolution de l'auteur lui-même. le cycle a quelque chose d'intemporel, comme ses héros.

Présenté comme un roman, le Bouclier du Temps est plutôt un groupe de trois novellas cousues ensemble de manière très lâche par des scénettes censées faire croître l'inquiétude et l'angoisse en vue de l'irruption d'une rupture temporelle déflagratoire. Écrites tardivement, elles font écho de façon criante à leurs devancières des tomes précédents.

« Les femmes et les chevaux, le pouvoir et la guerre » nous replonge dans un contexte proche de celui « D'ivoire, de singe et de paons ». Manse Everard s'immisce dans le royaume gréco-bactrien né du côté de l'Afghanistan après le passage d'Alexandre, afin de déjouer les manigances des Exaltationnistes toujours aussi décidés à générer un chaos temporel propice à leur prise de pouvoir. Comme dans l'histoire à laquelle elle fait écho, les péripéties de Manse, bien qu'amusantes et parfois un peu faciles, ne font pas le poids devant le plaisir de la confrontation à un milieu exotique décrit avec brio, avec affection mais sans naïveté. On a à nouveau droit à un cours d'Histoire antique tel qu'on aurait aimé les recevoir au collège. Enfin, en disant « faciles » j'oublie un élément important : l'objectif de ce récit est peut-être de mettre l'accent sur la manipulation volontaire de l'Histoire orchestrée par la Patrouille – plutôt par les Danelliens – quand cela « se justifie ». L'Histoire telle qu'on la connaît n'est pas le récit intrinsèquement original que d'aucun essaierait de couvrir de palimpsestes, elle est elle-même un palimpseste, trafiquée pour atteindre son but : rendre inévitable l'apparition des Danelliens. Sous cet aspect, ce récit fait écho à « Échec aux Mongols ».

« Béringie » se place directement parmi les plus beaux récits du cycle. le décor est enthousiasmant : on remonte à une époque préhistorique où des tribus fréquentaient le pont terrestre qui reliait la Sibérie à l'Alaska, et où l'Amérique voyait arriver ses premiers habitants (selon la théorie la plus admise en 1990, des découvertes plus récentes ayant relancé le débat scientifique). C'est cette fois Wanda Tamberly qui, partie sur le terrain étudier les « Nous », les voit confrontés à une autre tribu venue de Sibérie : les Wanayimo, bien plus avancée techniquement. Comme disait La Fontaine, la raison du plus fort est toujours la meilleure, et les Nous vont perdre la liberté et devenir serfs, avec une menace permanente d'extermination pesant sur leur tête.
C'était sans compter sur l'empathie qui pilote Wanda, sur l'amour qu'elle finit par éprouver pour les Nous en tant qu'agent infiltrée. Wanda est un agent peu commun, encore moins contrôlable qu'Everard. C'est quelqu'un de passionné et d'intelligent. Bien qu'attachée aux Nous, elle finit par éprouver de la sympathie et de l'admiration pour les Wanayimo qui sont décrits eux aussi dans toute leur complexité.
L'émotion qui pousse à agir s'oppose au devoir qui pousse à ne pas intervenir. On retrouve le dilemme du scientifique de la Patrouille qui avait déjà été mis en musique dans « le chagrin d'Odin le Goth » et « Stella Maris ». Un récit qui prend aux tripes.

La dernière histoire, « Stupor Mundi », reprend l'idée de l'uchronie développée dans « L'autre univers ». Cette fois un changement majeur est intervenu dans l'Histoire ; à Wanda et Everard de réparer les pots cassés. Poul Anderson choisit pour ce récit une époque parmi mes préférées de l'Histoire : celle du royaume normand de Sicile, de l'époque étonnante magnifiquement écrite par Michel Subiela dans le Sang des Hauteville, un temps où des peuples qui s'affrontaient partout ailleurs – Normands, Siciliens, Arabes, Grecs, Juifs – sont parvenus à vivre peu ou prou ensemble. On évoque aussi l'époque ultérieure de l'étonnant empereur Frédéric II Hauhenstofen dont le surnom a donné le titre de la novella. L'espèce d'esprit de tolérance instauré par ces gens ne pouvait qu'insupporter les chefs catholiques, papes en tête, qui à la même époque écrasaient les cathares et partaient en croisade au Moyen-Orient.
Poul Anderson propose deux versions alternatives de l'Histoire, aux antipodes l'une de l'autre. Mais dans son esprit les deux mènent à des « dystopies », qui se traduisent par une Renaissance qui n'aura jamais lieu et un développement technologique absent. Et qui dit absence de technologie dit une humanité qui ne développera pas les moyens d'améliorer son sort, de lutter contre la famine et la maladie. Finalement, l'auteur nous dit que malgré ses horreurs, la version de l'Histoire que nous connaissons constitue la voie du moindre mal. C'est un sujet dont on pourrait débattre à l'envie. Tant qu'à écrire une histoire alternative, j'aurais personnellement imaginé une uchronie basée sur la victoire de Frédéric sur la papauté dans un sens bien plus utopique. D'autre part, on pourrait raisonnablement se demander si l'absence de technologie n'aurait pas été favorable à la vie sur Terre dans son ensemble, en évitant le dérèglement climatique et la pollution radioactive dont on ne sait pas quels effets ils auront sur le long terme.

Poul Anderson apporte une conclusion à son cycle dans sa dernière scénette, une réponse à l'inanité du rôle de la Patrouille que ressentent Wanda et Everard après les événements de Stupor Mundi. Si la patrouille est là pour maintenir à flot une version de l'Histoire destinée à amener l'avènement des Danelliens, elle assure en même temps une version de l'Histoire qui minimise les douleurs éprouvées par l'humanité à travers les âges. Les deux objectifs sont concomitants, une vision gagnant-gagnant. Ceci est un pur parti pris de l'auteur qui n'est pas plus qu'un autre capable de « mesurer la douleur de l'humanité », surtout qui ne propose que des univers uchroniques dont il définit unilatéralement le « niveau de douleur » comme supérieur à celui de la « vraie Histoire ». Qu'est-ce qui l'empêchait d'imaginer quelque chose d'utopique hormis que cela aurait brisé sa plaidoirie ?

On arrive au bout. J'ai un regret et un reproche. Mon regret, c'est que Poul Anderson n'ait pas exploité la possibilité d'une révolte d'Everard à l'idée que son travail consistait surtout à satisfaire l'émergence des Danelliens quels que soient les dommages collatéraux sur la race humaine – un renoncement au système gagnant-gagnant dont j'ai parlé plus haut –, révolte qui aurait pu mener à un conflit contre les Danelliens et à la disparition pure et simple de la Patrouille, l'Histoire reprenant en quelque sorte sa liberté.
Mon reproche, c'est la fâcheuse manie qu'avait l'auteur de prêter à ses héros les mêmes sentiments politiques que lui-même. On a bien compris qu'il était contre l'existence d'un gouvernement central puissant, liberticide selon lui ; ce penchant est à la base même de « Stupor Mundi ». Mais je trouve que cette figure imposée à ses personnages – qui sont par ailleurs magnifiques – nuit à leur cohérence.

C'est sur ce petit bémol relativement négligeable que je vous quitte. Désolé d'avoir été trop long. C'était ma façon de de pas quitter la Patrouille trop tôt je pense.
Commenter  J’apprécie          3317



Ont apprécié cette critique (32)voir plus




{* *}