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Critique de Parthenia


La Chronique de Travnik retrace la vie quotidienne et les déboires diplomatiques du consul français Daville envoyé en 1806 à Travnik, petite ville de Bosnie alors sous domination ottomane. Il vit son arrivée comme un véritable choc des cultures : il est effaré par la brutalité du pouvoir en place et par l'état d'arriération du pays. Il se sent complètement dépassé par la complexité des codes protocolaires, et isolé dans ce pays hostile à toute présence étrangère. D'ailleurs, le trajet qui le mène de son ambassade au Konak pour y être présenté au vizir Mehmet pacha s'effectue sous les jurons et les crachats.
C'est donc avec soulagement qu'il apprend l'arrivée prochaine d'un secrétaire, le jeune des Fossés, pour le seconder dans sa mission. Malheureusement, leur caractère se révélant incompatible, Daville devra renoncer au réconfort moral qu'il escomptait de leur collaboration.
En effet, le jeune des Fossés, parfaite incarnation de l'esprit de la Révolution, est toujours parti par monts et par vaux, à se mêler à la population et à s'imprégner de son histoire. Contrairement à Daville, il fait montre d'ouverture d'esprit, ne condamne pas l'immobilisme du pays mais cherche à en comprendre les raisons .

Tandis que Daville, désabusé, considère le peuple bosniaque comme arriéré et animé d'une malveillance innée, il se réfugie dans l'écriture d'un poème épique dédié à Alexandre le Grand pour oublier les nombreux tracas de sa fonction et l'inutilité de ses rapports.

Les jours se suivent, monotones et ennuyeux, dans cette ville isolée du reste du monde de par la volonté même de ses habitants. Réfractaires à l'ouverture de leur pays à l'étranger, les autochtones, qu'ils soient chrétiens comme musulmans, ont sciemment négligé l'entretien des voies de communication : les chrétiens pour décourager les Turcs officiels de venir, les musulmans pour limiter toute influence occidentale.
Malgré tout, quelques échos des événements en Europe parviennent jusqu'aux oreilles des consuls français et autrichien (et par ricochet jusqu'à celles du lecteur) : là, une victoire militaire de Napoléon, là, une rébellion en Serbie, ici, l'assassinat de Selim III à Istanbul.

Durant 8 années, Daville voit défiler 2 consuls autrichiens, 1 secrétaire français, 3 vizirs dont le dernier fait régner la terreur parmi les fonctionnaires et la population, des aventuriers de tout poils qu'il soupçonne d'être des espions stipendiés par l'Autriche...
A chaque destitution de vizir, éclate une révolte de plusieurs jours, fermentant la haine envers les Français : leurs domestiques sont molestés, on refuse de leur vendre de la nourriture, puis tout finit par rentrer dans l'ordre, "comme au lendemain d'une beuverie" (page 191).

Les faits les plus banals de la vie quotidienne s'égrènent sans passion dans cette chronique, à peine dérangés par le tumulte de quelques émeutes, et pourtant, à aucun moment l'intérêt du lecteur ne faiblit, soutenu par les différents points de vue que dresse l'auteur sur cette contrée inhospitalière, aux hivers rudes et glacés, ou les portraits des divers protagonistes.

Le consul autrichien von Mitterer, envoyé par son pays à Travnik, quelques mois après Daville pour y contrer l'influence de ce dernier, partage les mêmes sentiments que lui vis-à-vis de ce pays, la même mélancolie ; ils s'estiment sans pouvoir se l'avouer, s'épient pour le compte de leur patrie respective, se rendent malade des efforts mesquins qu'ils déploient pour se neutraliser l'un l'autre.
Mais finalement, la solidarité resurgit quand le deuil ou une naissance frappent l'une des familles.
Les scènes avec Anna-Maria, la femme du consul autrichien, sont également drôles : c'est une femme fantasque et nerveusement détraquée, qui se déclare pro-bonapartiste, mettant ainsi dans l'embarras son époux ; elle fait également tourner la tête du jeune des Fossés sans jamais lui céder, désespérée de tdécouvrir chez lui "ses véritables intentions" au lieu de l'" élan platonique et spirituel" de ses rêves...(page 125)
Tandis que Mme Daville, femme pragmatique et dévouée à sa famille et ses 4 enfants, provoque au contraire l'admiration des Bosniaques pour son courage et sa piété.
C'est donc à travers les yeux de ces expatriés que sont dépeints les rapports et la coexistence difficile des différentes communautés de la ville (musulmanes, juives, orthodoxes, catholiques), qui se vouent un mépris et une méfiance profonds, et s'excluent mutuellement.
Des Fossés donne d'ailleurs une vision prophétique de l'avenir de la Bosnie, dont les habitants sont incapables de construire leur vie commune sur la base de la tolérance, la compréhension et l'estime mutuelles.

Au milieu de ces quatre communautés en vit une autre, encore plus méprisée que les autres, celle des Levantins, ces Occidentaux déclassés, considérés comme des parias et traités comme tels, "poussière humaine" ballotée entre l'Orient et l'Occident dont ils constituent "le troisième monde où se sont retrouvées toutes les malédictions dues au partage de l'humanité en deux mondes".
Des Fossés est touché par la conversation qu'il a avec l'un de ses représentants, l'obscur médecin Cologna, plein de sagesse et de résignation.
Ce vieillard digne vit dans l'espoir et la conviction que "pas une pensée humaine ne se perd, pas un élan de l'esprit. Nous sommes tous sur le bon chemin, et nous serons surpris lorsque nous nous rencontrerons. Mais nous nous rencontrerons, et nous nous comprendrons tous, où que nous allions maintenant et aussi loin que nous nous égarions. Ce sera une joyeuse rencontre, une surprise grandiose et salvatrice."

Car La Chronique de Travnik n'est pas seulement la fresque d'un monde sombre, étouffant et cruel, c'est également une ode à la tolérance, dans laquelle, au-delà des différences culturelles et des clivages religieux, les hommes se souviennent de l' humanité qu'ils ont en partage.
Quand Ibrahim pacha, le 2è vizir, est destitué, il laisse tomber le masque rigide du protocole pour exprimer toute l'amitié affectueuse qu'il ressent à l'égard d'un Daville éberlué.
De même, le consul français, lorsqu'il se retrouve démuni au moment de repartir pour la France, reçoit l'aide financière du vieux juif Salomon Atijas, dont la communauté vient pourtant d'être rudement mise à l'amende par le 3è vizir, Ali pacha, un homme cruel et brutal. Il faut dire que Daville a été le seul à s'inquiéter du sort des juifs emprisonnés lors de sa prise de fonction et à user de son influence pour les faire libérer ! D'ailleurs, le vieux Salomon lui exprime sa reconnaissance dans un discours véritablement poignant.

Pour conclure, cette lecture a été dense et ardue. J'ai avancé lentement dans cette histoire où il ne se passe grand chose, mais paradoxalement, je l'ai trouvée passionnante et très instructive. C'est une fresque chaotique et grandiose, préfigurant le destin tragique de ce pays où les 4 communautés condamnées à vivre ensemble semblent irréconciliables. Certains passages, où l'auteur laisse parler tout son humanisme, sont véritablement bouleversants.
Je me rends compte que j'avais encore plein de choses à dire sur ce roman, tant pis ! En tout cas, je remercie BouQuiNeTTe pour l'organisation de ce challenge sans lequel je n'aurais jamais pensé à emprunter ce livre à ma médiathèque !
Lien : http://parthenia01.eklablog...
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