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Critique de Bobby_The_Rasta_Lama


"Il y avait toujours eu et il y aura toujours des nuits étoilées..."

Merci à ceux qui m'ont fait savoir qu'il existe un écrivain du nom d'Andric, et qu'il a écrit ce roman dont le véritable héros est un pont...
C'est un livre qui laisse une sensation d'étourdissement aussi forte que la cigarette sans filtre de la marque "Drina", qui a mené des générations entières de Yougoslaves dans leur tombe; livre qui a valu à son auteur le Nobel de littérature en 1961.

D'après la quatrième de couverture, et sans doute un peu ramollie par les romances historiques de Rutherfurd et de Ken Follett, je m'attendais à une saga crue des Balkans sur plusieurs siècles, à partir du moment où une bande de pauvres hères bravait la féroce Drina sous les claquements des fouets ottomans pour y construire un pont, jusqu'à l'époque éclairée où même les plus récalcitrants se sont habitués au son du train qui passe. C'est presque ça...
Mais le folklore est moins bariolé, et le romantique violon tzigane est accordé sur une autre note : plus basse, plus réelle, mais d'autant plus prenante.

Visegrad est une paisible bourgade bosniaque. En 1571, le grand vizir Mehmed Pacha Sokolovic y ordonne la construction d'un pont qui va enjamber la Drina et relier ainsi la Bosnie à la Serbie, l'Orient musulman avec l'Occident chrétien. Pendant quatre siècles, les habitants de Visegrad seront pris dans un tourbillon d'événements liés à cet endroit stratégique.
L'histoire des Balkans se déroule à travers tout ce beau monde qui se croise sur la kapia - une plateforme élargie au milieu de l'édifice - pour partager leurs bonheurs et leurs malheurs. Les vieux ne comprennent pas les jeunes, et les jeunes n'écoutent pas les anciens quelle que soit l'époque, et pendant ce temps on voit passer l'empire ottoman et sa politique cruelle, les enlèvements de jeunes garçons pour devenir janissaires, l'islamisation forcée des habitants, et plus tard les soulèvements serbes. On assiste à l'arrivé des Autrichiens et des influences occidentales, puis aux guerres des Balkans, suivies de près par la Grande Guerre avec ses conséquences tragiques.
L'histoire mise à part, j'étais enchantée par la façon dont Andric décrit le paysage et arrive à évoquer l'atmosphère pour souligner parfaitement son récit.

Les générations arrivent et s'en vont, mais le pont de Mehmed Pacha est toujours là, et supporte patiemment les larmes et le sang qui arrivent de tous côtés et salissent la blancheur de ses arches en pierre. Immuable, il enjambe la Drina en se souvenant des temps que le vent a emporté depuis longtemps derrière le massif de Triglav. A Visegrad, on n'est parfois pas sûr si le soleil se lèvera encore le matin, mais le pont sera sûrement là, comme s'il voulait s'opposer au galop de l'Histoire qui, elle, ne s'arrête jamais. Sa destruction par un coup de canon en 1914 arrive comme quelque chose d'inconcevable...
Andric montre fidèlement sa patrie, comme s'il décrivait juste son reflet sur la surface de l'eau. Les habitants de Visegrad restent solidaires tant en temps de guerre qu'en temps paisibles, malgré les quatre religions différentes ou les opinions politiques qui pourraient les séparer. Leur vie est loin d'être douce; la plupart du temps elle pique et arrache des larmes comme la cubrica, en se cachant les yeux devant le malheur de Fata Avdagova, qui échappe au mariage malheureux en sautant dans la Drina.
Les personnages sont nombreux, ils passent par l'histoire aussi vite que les poissons qu'on pourrait observer depuis les hauteurs de la kapia, et avant qu'on s'y habitue, le destin les accroche à son hameçon et on les porte déjà au petit cimetière de Visegrad.
Mais comment oublier la pauvre Fata, la mémorable traversée de l'ivrogne Salko le Borgne sur le parapet du pont gelé, la folie de Milan Glasincanin qui va perdre toute sa fortune en jouant à l'otouz bir contre un mystérieux étranger, ou l'oreille clouée d'Ali Hodja qui refuse d'aller à une mort certaine contre l'armée Autrichienne ?

Ce fut une belle lecture, mais un peu laborieuse; je ne sais pas si c'est à cause de la traduction slovaque de 1948 à la syntaxe archaïsante, ou simplement parce que le contenu était encore plus cruel que ce à quoi je m'attendais. On a l'impression que l'histoire humaine n'est qu'une suite de guerres et de malheurs, et d'une certaine façon, le livre est comme un préambule aux événements sanglants des années 90. Mais malgré ça et à cause de ça, le beau roman d'Andric mérite ses cinq étoiles.
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