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Critique de Fandol


Prix Nobel de Littérature 1961.

Il a fallu les hasards d'un voyage et d'un séjour au Monténégro pour que je découvre un fabuleux écrivain, conteur hors pair, complètement inconnu en ce qui me concerne. Nous étions à Herceg Novi, près de l'entrée des fameuses Bouches de Kotor et voilà que sur un dépliant touristique, on parle de la maison d'un Prix Nobel de Littérature : Ivo Andrić.
Bien sûr, la visite s'imposait et l'envie de lire cet écrivain aussi. Pas facile, toutefois, de trouver son livre le plus connu : le Pont sur la Drina. Heureusement, notre fils, Simon, put mettre la main dessus dans une bibliothèque de Grenoble car les médiathèques, avec leurs fameux désherbages, se débarrassent bien trop vite de chefs-d'oeuvre… manque de place !
Hélas, mille fois hélas, Ivo Andrić est méconnu en France, même si le Pont sur la Drina a été réédité à plusieurs reprises. Motivé comme jamais, je me suis lancé à la découverte de cette bourgade de Bosnie-Herzégovine, Višegrad, au bord de cette Drina, un sous-affluent du Danube.
Ce pont long de 179,50 mètres, large de 6 mètres, doté de deux terrasses au milieu, la fameuse kapia, se révèle un lieu où les habitants aimaient à se retrouver car doté de sièges et même d'un cafetier. C'est le grand vizir Mehmed pacha qui l'a fait construire et c'est pourquoi il se nomme aujourd'hui « Pont Mehmed Pacha Sokolović ».
Justement, après avoir décrit Višegrad et la Drina avant le pont, quand un bac assurait la traversée, souvent aléatoire, Ivo Andrić passe à la construction. Mais il parle d'abord des rafles, en Bosnie orientale, des enfants chrétiens de dix à quinze ans, emmenés à Constantinople pour intégrer les fameux janissaires. C'est justement un de ces garçons qui devint Mehmed Pacha Sokolović. Nommé vizir, il ordonna une construction qui dura cinq ans.
Cet énorme chantier vient bouleverser la vie des gens mais il faut retenir le nom de l'architecte : Tossun efendi. À partir de là, l'auteur démontre tout son talent de conteur, mêlant anecdotes, dialogues et réflexions dans un récit passionnant. On ne dira jamais assez toutes les souffrances endurées par les ouvriers et leurs familles au cours de la réalisation d'un tel ouvrage sans oublier ceux qui sont tués en plein travail comme cela se passe encore aujourd'hui, hélas.
Au passage, Ivo Andrić livre une description détaillée et, j'ose dire… vivante d'un supplice atroce d'un certain Radisav qui s'ingéniait à saboter l'ouvrage… Quand les échafaudages sont enlevés, au bout de cinq ans, la population qui était hostile au pont, est très fière. Une inscription, en turc indique l'an 1571 pour la fin des travaux.
Le Pont sur la Drina regorge d'événements heureux, souvent malheureux mais ce formidable roman est un excellent moyen pour comprendre le grand problème des Balkans, ces guerres civiles qui ont tant fait de victimes.
Ivo Andrić, au plus près de la vie des gens, le montre très bien avec l'empire ottoman s'étendant jusqu'aux portes de Vienne puis son recul sous la poussée de l'empire austro-hongrois. Seulement, les Turcs laissaient derrière eux des populations converties à l'islam, des gens, vivant mêlés aux Juifs ainsi qu'aux Chrétiens orthodoxes ou catholiques. Toutes ces frictions religieuses ne sont que prétextes à annexions, spoliations, exterminations et même nettoyage ethnique, drames qui se sont perpétués bien après la disparition de l'écrivain, en 1975…
On coupe des têtes, on démolit les constructions annexes comme cette hostellerie bâtie avec la même pierre que celle du pont. En dehors de ces événements historiques, Ivo Andrić me régale avec les précisions concrètes, les anecdotes éloquentes, son style profondément humain. Il ajoute une analyse très pertinente des sentiments des Serbes et des musulmans vivant ensemble mais espérant la victoire d'un camp sur l'autre. Il ajoute des réflexions philosophiques sur le pouvoir de la nuit mais voilà qu'apparaît l'éclairage public, ces lanternes qu'il faut éclairer une à une.
Les Autrichiens envahissent Višegrad et voilà des soldats Tchèques, Polonais, Croates, Hongrois, Allemands pour réorganiser la vie quotidienne du peuple. On numérote même les maisons avant que les hommes soient mobilisés ici aussi.
Sous l'empereur François-Joseph, on parle de liberté universelle, d'épanouissement mais aussi de travail, de profit, de progrès. Ceux qui dirigent la ville sont des étrangers, ni agréables, ni aimés qui font payer des impôts, utilisant une méthode indolore contrairement à la brutalité des Turcs. Ce sont vingt ans d'occupation, de paix et de progrès matériel mais des soubresauts se font sentir en Europe avec un attentat à Genève pendant que la rakia coule à flot dans l'auberge de Zarije et un peu partout dans la ville. le chemin de fer arrive même à Višegrad et cela modifie la vie locale car les jeunes, étudiant à Sarajevo rentrent plus souvent et rapportent une conception plus libérale de la société.
Ivo Andrić n'oublie pas les amours. Après l'histoire dramatique de Fata, voici le Docteur Balach au piano et Madame Bauer au violon, plus deux jeunes hommes, le vaniteux Stiković et le consciencieux Glasinčanin qui rivalisent d'arguments pour conquérir le coeur de la belle Zorka. C'est un magnifique double duo entre les deux jeunes rivaux et le couple de musiciens. L'auteur démontre ici une autre facette de son talent pour parler de l'amour et des tourments amoureux.
Hélas, nous le savons, l'assassinat du duc François-Ferdinand et de sa femme, à Sarajevo, le 28 juin 1914, déclenche la tempête. À Višegrad, c'est la chasse aux Serbes et aussitôt une potence est dressée devant le pont pour trois pendaisons d'un citadin et de deux paysans qui ne comprennent pas ce qui leur arrive. La canonnade de part et d'autre de la Drina menace sérieusement le pont. Autrichiens et Serbes se font la guerre de chaque côté de la rivière devenue une frontière. C'est l'occasion, pour Ivo Andrić, de livrer une belle leçon de philosophie sur la vie et ses moments les plus durs avant de conter une anecdote savoureuse sur le baptême de Peter Gatal.
Cette immense page d'histoire et de vie quotidienne qu'est le Pont sur la Drina s'achève sur un trou béant d'une quinzaine de mètres brisant pour la première fois ce fameux monument, devenu indispensable, qui connaîtra d'autres dommages mais Ivo Andrić n'était plus là pour nous le conter.
C'est la postface signée Predag Matvejevitch qui conclut cette édition en rappelant que le Prix Nobel de Littérature 1961 était avant tout un Yougoslave. Ses deux chefs-d'oeuvre, le Pont sur la Drina et La Chronique de Travnik, excellemment traduits par Pascale Delpech, s'ils parlent d'un temps déjà lointain, doivent être lus aujourd'hui car ils permettent d'éclairer l'histoire des Balkans sans apporter de solution toute faite.

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