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Critique de HordeDuContrevent


« Je suis né dans un monde cruel, j'ai vécu l'enfer. Pour ne pas perdre la tête, il a fallu se forcer à oublier, à réprimer. Mais un jour j'ai compris que refouler des émotions pareilles c'était dangereux. Alors j'ai laissé remonter les souvenirs – ceux de mes parents, ceux de mes grands-parents, l'odeur des rues de mon enfance… ».

« Histoire d'une vie », un titre qui passerait presque inaperçu, un titre qui ne claque pas, qui n'interpelle pas, n'accroche pas le regard. Sauf qu'il s'agit d'Aharon Appelfeld et de sa vie, et là ça change tout. La biographie, voire l'autobiographie de ce grand écrivain ? Pas du tout, le terme d'histoire devrait plutôt être mis au pluriel, histoires d'une vie serait plus approprié, voire bribes ou fragments de mémoire, voilà un titre qui résumerait bien le contenu de ce récit, un récit tout en retenue, en délicatesse. Même l'horreur des camps est racontée avec dignité et avec peu de mots. Ou plutôt des bribes d'horreur, des flashs qui remontent à la surface. Peu de détails, peu d'éléments chronologiques, peu de liens de cause à effet qui lui échappaient totalement alors qu'il était enfant, juste la mémoire authentique qui afflue, vient et repart, en vagues de douleurs. Ressac de sentiments qui effleurent à peine l'amer mais va chercher loin sur ce qui a de plus profond en l'humain, nos abysses intimes. Les évènements relatés avec ses yeux d'enfant, son regard d'enfant, regard qui ne comprend pas tous les éléments factuels mais qui voie, qui ressent le moment présent. Je me suis surprise à avoir les larmes aux yeux plus d'une fois tant cette façon digne de raconter m'a émue. Je n'ai d'ailleurs pas réussi à le lire d'une traite, il m'a fallu faire des pauses de lecture.

« Tout ce qui s'est passé s'est inscrit dans les cellules du corps et non dans la mémoire. Les cellules, semble-t-il, se souviennent mieux que la mémoire, pourtant prédestinée à cela. de longues années après la guerre, je ne marchais ni au milieu du trottoir ni au milieu de la route, je rasais les murs, toujours dans l'ombre et toujours d'un pas rapide, comme si je fuyais. Je ne suis pas enclin à pleurer en général, mais des séparations insignifiantes me font sangloter violemment ».

Un témoignage sous forme de bribes, de flashs éphémères, de traces, d'instants de contemplation non linéaires. C'est une façon de se raconter d'une sincérité extrême. Pourtant je dois avouer avoir été déstabilisée lorsque j'ai ouvert le livre. Ces bribes de mémoire me semblaient d'un style simple, voire un peu distant, froid, j'étais en retrait. Puis j'ai ressenti et compris à quel point pour cet auteur parler des affects est délicat, à quel point cela peut entrainer dans un labyrinthe sentimental dont il ne veut pas prendre le chemin. Pas de pathos, pas de plainte, pas d'aplatissement mais une élévation silencieuse. Oui, peu à peu la magie a opéré, cette voix est bien celle du petit garçon qu'il était. Aharon Appelfeld n'essaie pas de revisiter ses souvenirs en adulte, de les transformer avec sa vision d'homme, mais veut respecter la mémoire comme une donnée brute, sans analyse, la mémoire et les ressentis du petit garçon qu'il était. La mémoire remonte en bulles éphémères et éclatent, nous éclaboussant au passage. de violentes taches de mémoire comme refuges sans la déformer, la travestir, et sans tomber dans les affres de l'imagination.

« La mémoire était réelle, solide, d'une certaine façon. L'imagination avait des ailes. La mémoire tendait vers le connu, l'imagination embarquait vers l'inconnu. La mémoire répandait sur moi douceur et sérénité. L'imagination me ballotait de droite à gauche et finalement m'angoissait ».

Aharon Appelfeld est originaire de Roumanie, enfant unique d'une famille juive. Ses grands-parents sont pratiquants et parlent le yiddish, une langue qu'il ne comprend pas, qu'il apprendra dans les camps, et qui le fascine. @Yaena avec qui nous avons fait cette lecture en parallèle, me disait qu'Aharon Appelfeld avait peur d'oublier l'hébreu car, petit garçon, on lui imposait l'allemand. Il vérifiait en se parlant à lui-même dans sa tête. Cet élément a ensuite été présent durant ma lecture, magie du partage et de la lecture en duo. le monde de ce petit garçon de 9 ou 10 ans bascule avec l'arrivée de la répression anti-juive du gouvernement roumain. Sa mère est assassinée en 1940 et il connaitra avec son père le ghetto puis la déportation. Il s'échappera, seul, trouvera refuge dans les forêts et rencontrera des adultes plus ou moins bienveillants avec lui. L'occasion pour lui de découvrir l'âme humaine et de lui préférer les objets et les animaux. Il retrouvera par miracle son père plus tard en Israël.

« Plus de cinquante ans ont passé depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. le coeur a beaucoup oublié, principalement des lieux, des dates, des noms de gens, et pourtant je ressens ces jours-là dans tout mon corps. Chaque fois qu'il pleut, qu'il fait froid, ou que souffle un vent violent, je suis de nouveau dans le ghetto, dans le camp, ou dans les forêts qui m'ont abrité longtemps. La mémoire, s'avère-t-il, a des racines profondément ancrées dans le corps. Il suffit parfois de l'odeur de la paille pourrie ou du cri d'un oiseau pour me transporter loin et à l'intérieur. Je dis à l'intérieur bien que je n'aie pas encore trouvé de mots pour ces violentes taches de mémoire ».

Une ode au langage, aux langues. Une ode aux mots, aux mots parlés, aux mots écrits. Aux mots murmurés. L'océan de mots après le silence étourdissant de la guerre. Les mots qui encerclent et délimitent les catastrophes pour mieux s'en protéger. Et l'auteur de trouver sa place, l'auteur d'abord bègue et ne pouvant qu'écrire des mots, pas de phrase, va réapprendre à s'exprimer pour dire l'indicible.

Je termine la lecture de ce livre émue, en éprouvant du respect, de la tendresse, de l'empathie et de l'admiration pour cet homme. Avec ce témoignage poignant sur sa vie et ces réflexions précieuses et magnifiques sur la mémoire, sur l'âme humaine, sur les identités palimpsestes, Aharon Appelfeld nous offre un récit empli d'humanité dans lequel, je le sais, je reviendrai de temps à autre, comme on vient parler à un ami. Un ami en exil. Un ami juif, européen, israélien, une triple peau si lourde à porter.
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