C'est l'essai de
Valérie Zenatti, «
Dans le faisceau des vivants » qui m'a permis de découvrir
Aharon Appelfeld, écrivain et poète israélien dont l'oeuvre est hantée par la Shoah.
Valérie Zenatti n'était pas seulement la traductrice d'
Aharon Appelfeld, elle était aussi son amie et sa confidente. Lorsqu'il disparaît en janvier 2018, elle tente de renouer le fil défait, de retrouver l'écho de cette voix qui parlait avec douceur de l'indicible, et nous restitue cette quête de l'impossible dans un ouvrage poignant.
«
Histoire d'une vie », publié en 1999, revient sur l'enfance et les années de formation de l'auteur. Né en 1932 à Czernowitz, en Bucovine, (alors rattachée à la Roumanie et située à présent en Ukraine), de parents juifs assimilés et germanophones, il ne connaît la religion juive qu'à travers la pratique assidue de son grand-père, un homme pieux, qui emmène parfois son petit-fils à la synagogue.
Sa mère est assassinée par le régime roumain en 1940 tandis qu'
Aharon Appelfeld, alors âgé de huit ans, est envoyé au ghetto avec son père, dont il est rapidement séparé. En 1941, il est déporté dans un camp de concentration.
« Au fil des années j'ai tenté plus d'une fois de toucher les châlits du camp et de goûter à la soupe claire qu'on y distribuait. Tout ce qui ressortait de cet effort était un magma de mots, ou plus précisément des mots inexacts, un rythme faussé, des images faibles ou exagérées. Une épreuve profonde, ai-je appris, peut être faussée facilement. Cette fois non plus, je ne toucherai pas ce feu. Je ne parlerai pas du camp, mais de la fuite, qui eut lieu à l'automne 1942 alors que j'avais dix ans. »
« Ni le soleil, ni la mort, ni la Shoah ne peuvent se regarder en face », ce détournement de la maxime de François de la Rochefoucauld, résume le rapport de l'auteur à l'Holocauste. Appelfeld se refuse à raconter l'inracontable, à dire l'indicible, à nommer l'innommable, à toucher « ce feu » qui le brûle encore plus de cinquante ans après la guerre. Si son oeuvre tout entière est habitée par la Shoah, l'auteur ne nous dépeint (presque) jamais l'horreur absolue, et préfère s'appesantir, dans ce récit autobiographique, sur les années qui ont précédé et qui ont suivi l'innommable.
On lui a d'ailleurs reproché cette façon « détournée » d'appréhender la Shoah, de ne pas livrer un témoignage brut, de se taire comme l'a fait toute une génération livrée aux forces du Mal. L'auteur s'en explique en rappelant qu'il avait à peine dix ans lors de son évasion en 1942, et que son regard d'enfant n'a pas l'acuité de celui d'un adulte. La véritable explication se trouve pourtant dans les mots cités plus hauts, qui tentent d'expliciter l'impossibilité ontologique de décrire l'indescriptible, le risque de travestir le réel, de l'exagérer ou de le minorer. Au fond, ce que nous dit
Aharon Appelfeld, c'est qu'il ne trouve pas les mots justes pour décrire le Mal absolu. Il est d'ailleurs possible que ces mots n'existent pas et que certaines réalités ne puissent être décrites.
Le décalogue interdit de nommer YHWH (Yahvé dans sa traduction chrétienne), le théonyme du Dieu d'Israël. Par un jeu de miroir troublant, l'auteur s'interdit de nommer le Diable, en s'abstenant de décrire le Mal absolu. Il me semble surtout que l'auteur a saisi une vérité profonde relative au langage. Si ce dernier est une manière de formuler, de nommer, de dire le réel, il est tout à fait concevable que certaines réalités ne soient ni formulables, ni nommables, ni dicibles. « Mal nommer les choses, c'est ajouter au malheur du monde » disait
Albert Camus. Je comprends qu'
Aharon Appelfeld a fait sienne la phrase de Camus, et n'a pas souhaité risquer d'ajouter du malheur au monde en ne nommant pas de manière adéquate, une expérience qui convoque le Mal et touche à une forme de « sacré » : son vécu au sein d'un camp de concentration.
À dix ans, l'auteur se retrouve livré à lui-même dans les forêts ukrainiennes. L'enfant, qui a compris qu'il est préférable de taire ses origines juives, se cache chez des paysans qui lui offrent le gîte et le couvert en contrepartie d'un dur labeur. Il traverse l'Europe jusqu'aux plages italiennes en compagnie d'autres adolescents orphelins et embarque pour la Palestine en 1946 où il sera pris en charge par l'Alyat Hanoar, une organisation chargée d'organiser l'immigration vers la Palestine et de les former à la vie pionnière dans des structures parallèles aux kibboutzim. À l'issue de ces années de formation dans un camp de jeunesse puis dans une école agricole, Appelfeld effectuera son service militaire en 1949.
L'odyssée de l'auteur ne s'achève pas en mai 1945 à la fin de la seconde guerre, mais à l'issue d'une longue errance intérieure, qui se termine au début des années cinquante. L'embarquement pour la Palestine d'un jeune Juif ashkénaze dont la langue maternelle est l'allemand, élevé par des parents non-pratiquants, m'a évoqué un mot : le « déracinement », en hommage à l'ouvrage de
Simone Weil : «
L'enracinement ».
En 1946,
Aharon Appelfeld a quatorze ans, il vient de traverser des années d'une violence inouïe, n'a pas fait d'études, ne parle pas un mot d'Hébreu et doit renoncer à sa langue maternelle, l'allemand. le jeune adolescent est étranger au monde qui vient de l'accueillir et forme sans sourciller les futurs membres de l'État juif. «
Histoire d'une vie » raconte la violence de la perte de la langue maternelle ainsi que la douleur d'une forme de solitude existentielle qui rythmèrent ses années de « formation ».
C'est la découverte de la Littérature qui le sauvera et lui permettra de trouver sa voie : « Je percevais quelque chose que je ne compris entièrement que plus tard : la littérature, si elle est littérature de vérité, est la musique religieuse que nous avons perdue. La littérature contient toutes les composantes de la foi : le sérieux, l'intériorité, la musique, et le contact avec les contenus enfouis dans l'âme. »
«
Histoire d'une vie » nous conte l'enfance avant-guerre, puis la stupéfiante odyssée d'un rescapé des camps de la mort, qui luttera pour trouver sa place en terre d'Israël. Malgré la noirceur infinie de la Shoah qui ne cesse de hanter le récit, l'écriture d'
Aharon Appelfeld est lumineuse. Une écriture qui procède par touches impressionnistes, qui ne cède jamais à la haine, ni au ressentiment. Une écriture qui se conforme à la définition que l'auteur propose lui-même de la Littérature : « Je n'ai pas l'impression d'écrire sur le passé. le passé en lui-même est un très mauvais matériau pour la littérature. La littérature est un présent brûlant, non au sens journalistique, mais comme une aspiration à transcender le temps en une présence éternelle ».
«
Histoire d'une vie » n'est pas simplement le récit d'un homme au destin brisé par la Shoah, c'est le récit, paradoxalement lumineux, de ces années d'une noirceur inimaginable, des années que nos aïeux nous ont tues, parce que « l'histoire de leur vie leur a été arrachée sans cicatriser », parce qu'« ils n'ont pas su ouvrir la porte qui menait à la part obscure de leur vie », sans doute aussi parce qu'ils souhaitaient nous protéger.
***
Je dédie cette chronique à Danuta Kosminska qui fut, elle aussi, ballotée par les vents mauvais de l'Histoire, bien avant de devenir ma grand-mère.