Il regardait le paysage défiler par la fenêtre, comme si le crépuscule se donnait en spectacle, dans un déferlement de couleurs. Le soleil rougeoya, s’enlisa lentement, baignant de feu l’océan que formaient les toits de tôle des bicoques,
puis il disparut en quelques minutes, comme chaque jour de l’année. La nuit fut bientôt là, engloutissant les piétons, qui déambulaient par milliers, faute de moyens de transport suffisants. Ils semblaient abattus par la chaleur humide, chargés de sacs, d’enfants en bas âge, traînant des remorques, suant au coude à coude pour remonter le long du large boulevard, comme à contre-courant. Depuis la fenêtre de la jeep, il les observait avec lassitude, fatigué rien qu’à scruter cette agitation. La journée avait été pénible, et il fallait encore traverser ce monstre de foule, affronter les regards scrutateurs, cherchant à distinguer le passager qui se cachait derrière les vitres teintées. Il lui sembla qu’il avait déjà vu mille fois ces visages fatigués ; les vendeurs de mouchoir dépenaillés se frayant chemin dans les vrombissements et les klaxons pour glaner quelques sous aux fenêtres des taxis, une femme ployant sous un chargement de régimes de bananes plus imposant qu’elle, des enfants improvisant une partie de football dans les rues assombries. La nuit les réduisait tous à de fragiles silhouettes, dont il aurait été impossible de distinguer l’âge ou la fonction.
Cette nuit, le ciel a crevé sur nos têtes. Il a déversé des torrents de larmes. J’aime penser que ce sont des larmes de joie. Je suis sortie et moi, la vieille Mado, j’ai dansé sous la pluie avec mon corps fatigué. Et pourtant, juste avant que l’orage n’éclate, j’étais si las et engourdie que je parvenais à peine à me mouvoir. J’avais chaud et peur. Mais quand la pluie est tombée, l’angoisse s’est envolée. Je suis sortie, et moi la vieille Mado, oui j’ai dansé, chanté peut-être aussi, je ne sais plus. J’ai esquissé quelques pas qui ont fait craquer mes genoux et j’ai remué ces hanches grippées, récalcitrantes, qui ne veulent plus répondre. J’ai levé la tête, ouvert la bouche, et j’ai reçu quelques gouttes lourdes et tièdes sur le bout de la langue. C’était une superbe averse. Je me suis dit qu’elle annonçait une saison des pluies de toute beauté, avec des ciels chargés crachant au sol leur colère. J’ai toujours aimé la saison des pluies.
Et pourquoi est-il blanc ce fils de Dieu dont les enfants sont multicolores? (p.35)
Tout le monde était coupable, à sa manière. Les Congolais, qui s'en remettaient à Dieu sans jamais désigner de responsables, les expatriés qui fustigeaient corruption tout en l'entretenant, la classe politique, dont le principal souci était d'assurer son enrichissement personnel, ces hommes d'affaire sans scrupule; tous avaient abdiqué.
On dit que ces pays émergent, songea-t-il, comme s'ils sortaient des limbes, alors que c'est plutôt l'Europe qui s'enfonce.