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Critique de Kirzy


Rentrée littéraire 2021 #8

Je referme avec émotion cet riche roman qui oscille entre chronique sociale et récit de l'intime avec une ferme assurance. Il s'ouvre en 2016 avec la garde à vue d'Hannah, professeur des écoles, suite à une faute grave dont la teneur ne sera révélée qu'à la toute fin. L'interrogatoire est l'occasion pour elle de remonter le fil de sa vie, comment les choses se sont imbriquées depuis le début des débuts. Et c'est à son enfance qu'elle pense, qui «  comme une claque froide se jette sur (son) visage ».

La première partie est centrée sur le parcours de Hannah depuis son enfance en 1987 à Lens. Hannah est fille d'un mineur marocain. Cinq enfants et les parents dans un minuscule coron sans salle de bain. « On mange la mine, on dort la mine, on sent la mine. » Germinal plane partout, du nom des rues, du collège, aux textes étudiés en classe. Samira El Ayachi manie une plume à la fois vive et tendre, pleine d'humour et de saveur pour raconter le manque d'intimité, la précarité, la chaleur d'une maisonnée bordélique, la solidarité entre voisins, la lecture comme refuge ( «  à chaque fois que je sors d'un livre, je m'allonge, je m'agrandis. Je m'agrandis »). Les phrases sont riches, colorées, incroyablement vivantes. Et elles savent aussi dire la douleur du transfuge de classe lorsque Hannah accède brillamment aux études supérieures mais massacre ses chances de réussite au CAPES de français comme pour ne pas trahir ceux dont elle s'éloigne à mesure qu'elle accède à la culture et au savoir.

Puis dans la deuxième partie, absolument passionnante, le roman prend une autre dimension avec l'histoire du père qu'Hannah découvre sur le tard à travers un carnet écrit en arabe et une copie de l'enregistrement d'une interview. La voix du père, emplie de la poésie des simples et d'un lyrisme droit, se fait entendre et à travers elle, c'est tout un angle mort du récit national qui est exhumé. C'est très clairement le récit du père qui m'a le plus accrochée. Entre les années 1960 et 1980, le sergent-recruteur Félix Mora a écumé le Sud du Maroc, autour du Haut-Atlas pour trouver des mineurs qui manquaient aux houillères du Nord et de Lorraine. C'est lui qui a recruté le père en 1974 comme 100.000 autres Marocains prêts à tout pour fuir les premières conséquences de la sécheresse et rejoindre un pays de Cocagne. C'est bouleversant de voir Hannah découvrir cette histoire cachée du père et ces parcours migratoires douloureux  : le tampon vert apposé à même la poitrine pour valider les candidatures, la traversée terrifiante de la Méditerranée en 5ème classe, les baraquements en bois à l'arrivée, la découverte suffocante de l'abattage du charbon, l'humiliation de se voir refuser le statut de mineur et ses avantages. Et les combats du père comme porte-parole des autres mineurs marocains lors des grèves de 1987 à l'annonce de la fermeture des mines ( cyniquement connues dès les recrutements de Mora, plus faciles de se débarrasser des étrangers que des Français ... ).

Par contre, je n'ai pas compris le choix de Hannah et j'ai presque été déçue de découvrir ce qu'elle avait fait, ce qui l'a conduit en garde-à-vue. le parallèle entre l'ample rébellion du père, pleine de sens, inscrite dans un collectif, me semble tellement supérieure au geste de la fille, que j'ai trouvé « petit » et incohérent … La transgression du père me semble bien plus légitime que celle qu'entreprend Hannah dans sa salle de classe. Même si je ne pars pas du principe qu'il faut à tout crin comprendre un personnage pour apprécier un roman, j'ai été gênée par les atermoiements de Hannah adulte alors que les souvenirs d'elle enfant et ceux du père m'ont tour à tour touché et bouleversé, jusqu'aux derniers mots, superbes.

Malgré cette réserve, je trouve que Samira El Ayachi interroge puissamment sur l'identité, la transmission, sur les héritages invisibles. Elle questionne intelligemment notre rapport aux lois, à l'autorité face aux injustices sociales. Comment se construire et garder sa propre lumière quand tout concourt à l'obscurcir, dans un contexte post-attentat 2015 très anxiogène ? Ou comment la mémoire d'une fille devient le tombeau le plus digne pour son père.

Lu dans le cadre d'une masse critique privilégiée
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